Aperçu sur le principales formes d' "évangélisation"
au Maghreb, le cas de l'Algérie des années 2000

Sadek Sellam
"Le prosélytisme" Page d'accueil Nouveautés Contact

L’Église trouve aisément sa place au cours du processus de décolonisation de l’Algérie.Dans les années 1990, le GIA veut remettre en cause le statut des «gens du Livre»...


Des chrétiens prennent le tournant de la décolonisation

En arabe, pour désigner le prosélytisme, c’est le mot « tabchir », qui signifie « annoncer la bonne nouvelle », qui reste utilisé. Le terme reste inchangé, quelles que soient les religions, les églises et les sectes citées. Cela explique l’usage, dans la presse francophone, du mot « évangélisation ». Cela montre que le poids de l’histoire coloniale continue de peser, malgré les progrès notables dans la mise au point des relations entre l’Islam et les religions du Livre. Les médias maghrébins justifient implicitement l’usage du mot « évangélisation » en rappelant assez régulièrement les intentions du cardinal Lavigerie, et en citant la phrase du père Charles de Foucauld sur la nécessité de « christianiser l’Algérie » sous peine de devoir l’évacuer un jour. Dans plusieurs controverses, des polémistes rappellent encore que la colonisation avait été imposée grâce à l’alliance entre les « 3 M » (Militaires, Marchands, Missionnaires).

C’est le mérite du cardinal Duval d’avoir contribué à tourner cette page sombre de l’histoire des relations Église-Islam. Interrogé par un visiteur français sur le nombre de musulmans convertis au catholicisme, le chef de l’église d’Algérie répondit : «  Nous oeuvrons à aider les Algériens à être de bons musulmans... ».

Mgr Duval et son successeur Mgr Teissier réussirent à prendre le tournant de la décolonisation et à donner un sens aux recommandations du Concile Vatican II.

Cette adaptation remarquable est attestée notamment par l’évolution de l’ordre créé par le père de Foucauld, appelés « Frères de Jésus ». Les « Fraternités » d’El Abiodh, du Bissa (mont des Braz, vers Ténès) et de Tamanrasset se mirent au service de l’Algérie indépendante. Leurs membres apprenaient l’arabe classique, maîtrisaient les parlers locaux, partageaient la vie des montagnards dont ils étudiaient les coutumes, et exerçaient plusieurs métiers avec l’autorisation de leur hiérarchie, avec une préférence pour l’enseignement dans les écoles publiques algériennes. La publication par le frère « Saïd »-Louis Kergoat du diaire de la fraternité du Bissa a révélé le succès de cette immersion dans l’Algérie des profondeurs (1). La qualité des relations de confiance aussi bien avec les habitants de la région qu’avec les autorités locales, y compris religieuses, a fait oublier les méfiances qui caractérisaient les «  situations coloniales ».


Le clergé catholique traité comme les cadres religieux musulmans

Du côté algérien, cette adaptation était favorisée par l’adoption d’un statut du clergé catholique algérien qui était traité au même titre que les cadres religieux musulmans. C’est ce rattachement du clergé catholique à une administration d’un pays musulman qui justifia le changement de l’intitulé du ministère des habous, qui fut appelé « ministère des affaires religieuses ». Cela signifie que ce ministère ne s’occupe pas que de l’Islam. Les prêtres catholiques, s’ils ont la nationalité algérienne, sont rémunérés par ce ministère, qui est tenu d’entretenir les « églises domaniales », comme c’était le cas avant 1962. Un changement analogue avait été introduit dans l’intitulé du ministère confié à Allal al Fassi dans le premier gouvernement du Maroc indépendant. On disait « ministère des affaires islamiques », comme du temps de Lyautey. Si Allal a convaincu le « Commandeur des croyants  » de tenir compte des cultes non-musulmans et le ministère fut appelé « ministère des affaires religieuses et de l’enseignement originel ».

L’Église d’Algérie était rassurée par les conclusions d’une étude remarquée du père Henri Sanson – « Laïcité islamique en Algérie » – parue au début des années 70. Le jésuite arabisant, qui a étudié tous les textes de l’Algérie indépendante, a nuancé le sens donné communément à l’article 2 de la Constitution algérienne qui fait de «  l’Islam la religion de l’État ». Pour cet islamologue connaissant bien la laïcité, «  en Algérie, l’Islam règne, mais ne gouverne pas... ». Pour tout cela, les relations avec l’Église catholique sont devenues bonnes, hormis quelques incidents rarissimes. La crainte du « braconnage religieux » du côté musulman s’expliquait parfois par le zèle manifesté par de nouveaux prêtres qui finissaient par s’adapter au climat post-colonial.


Des « associationnistes » remettent en cause le statut des gens du Livre

Cette paix entre religions a duré jusqu’au début des années 90. Les inquiétudes chrétiennes furent ravivées par la violence verbale d’orateurs autodidactes, ou anciens étudiants en Orient (Arabie séoudite notamment). Beaucoup d’entre ces tenants de « la religiosité sauvage », comme disait le cardinal Daniélou, se référaient au passé colonial, ignoraient tout des évolutions post-coloniales de l’Église et reprenaient à leur compte le rétrécissement d’esprit de publications orientales rigoristes. Des éditoriaux musclés de ces revues assimilaient allègrement les chrétiens aux «  mouchrikins » (associationnistes) et remettaient en cause le statut multiséculaire des «  Gens du Livre » en terre d’Islam. Ce nouveau climat eut des conséquences néfastes sur le dialogue islamo-chrétien. Les inquiétudes chrétiennes furent mises dans certains milieux musulmans sur le compte de nouvelles velléités d’évangélisation. Le sommet de ces craintes fut atteint après l’enlèvement, en mai 1996, des sept moines de l’abbaye de Tibhirine. Un communiqué plus ou moins crédible attribuait cet enlèvement au « GIA » (Groupe Islamique Armé). Mais un dissident du DRS de la Chiffa, entre Blida et Tibhirine, assure, après s’être évadé aux Pays-Bas, que ce sont des agents de ce service qui enlevèrent les moines (2).

Cela eut lieu alors que l’assassinat, fin 1992, des religieux du Centre catholique de la rue Bencheneb, dans la Casbah, était dans toutes les mémoires. Un véritable climat de terreur régnait à Alger notamment. Et les communiqués citant abondamment des passages peu connus des livres du théologien néo-hanbalite de Damas, au XIII° siècle, Ibn Taïmyia, attribuaient tous ces crimes au « GIA ». Dès lors, dans les discussions, ces horreurs finissaient par être imputées au Coran auquel était opposée la douceur évangélique. La médiatisation, puis la judiciarisation, notamment de quelques jeunes musulmanes attentives à ce parallèle, renforçaient, du côté musulman, des soupçons de retour au prosélytisme chrétien. Une nouvelle législation du ministère algérien de l’Intérieur obligeait de déclarer tout nouveau lieu de culte non musulman, et pénalisait sévèrement les organisateurs de messes clandestines. Pour réagir à ce nouveau désordre religieux, le ministre de l’Intérieur de l’époque envisageait de créer un « bureau central des cultes », qui aurait été calqué sur celui de la place Beauvau. Dans l’esprit des administrations sécuritaires, il s’agissait sans doute de remédier à la torpeur qui était reprochée au ministère des affaires religieuses, dont le titulaire déclara devant les députés son attachement à la liberté de culte et même de conscience, pour justifier son refus de sévir, comme il lui était instamment demandé.


Des cas de « braconnage religieux »

A la même période, au Maroc voisin, les députés islamistes « modérés » du PJD (Parti de la Justice et du Développement), qui avaient une majorité relative au Parlement, déploraient la multiplication des cas de « braconnage religieux », et l’émergence d’un prosélytisme peu discret. Ils songèrent à interpeller le ministre concerné dans les séances de questions au gouvernement. Mais le Palais royal était informé au préalable de ces intentions de soulever un sujet embarrassant. Le cabinet royal réussit à dissuader le groupe parlementaire du PJD de soulever publiquement cette question. Un prudent conseiller du roi, sans doute soucieux d’éviter des tensions avec l’ambassade américaine, leur tint à peu près ce langage : « Vous dites que vous allez être majoritaires aux prochaines élections. Mais en soulevant quelques cas de conversions par des pasteurs de petites églises protestantes, vous donnerez l’impression de manquer de confiance en vous... »

C’était en effet des missionnaires assez actifs d’églises protestantes qui posaient des problèmes dans plusieurs pays musulmans, notamment au Maghreb. Des chaînes satellitaires chrétiennes donnaient ostensiblement la parole à de jeunes néophytes chrétiens venus de l’Islam. L’argument majeur utilisé pour expliquer ce changement de religion était le même : les horreurs du terrorisme dit islamiste auraient leur origine dans le Coran même.

En Algérie, et notamment en Kabylie, il y eut un nombre non négligeable de conversions au protestantisme. Certains convertis, après avoir été aidés à venir en France, ont pu faire des études poussées de théologie. C’est parmi eux que furent recrutés des pasteurs qui officient dans la région parisienne. A la suite de nombreuses plaintes des familles concernées, les enquêtes conclurent à la responsabilité de la hiérarchie de l’Église protestante d’Algérie, qui, malgré les avertissements, continuait à ignorer les nouvelles lois prohibant les lieux de culte clandestins. C’est ainsi que fut expulsé le président de l’Église protestante d’Algérie, le pasteur Hugh Johnson qui, contrairement aux membres du clergé catholique n’avait pas jugé utile de prendre la nationalité algérienne. Ce qui facilitait l’accusation de refus de s’intégrer en Algérie, et renforçait le soupçon de participer aux desseins de membres de l’ambassade américaine. Ces soupçons étaient fondés sur l’interprétation d’une loi que les néo-conservateurs américains firent adopter, apparemment pour une meilleure protection des minorités religieuses dans le monde. Mais des demandes récurrentes d’explication étaient faites par l’ambassade américaine à chaque fois que l’application de la loi algérienne contre les lieux de culte clandestins incriminait un missionnaire protestant peu respectueux de la législation que l’Église catholique respectait scrupuleusement. Les condamnations augmentèrent au fur et à mesure que se multipliaient les signes révélateurs des arrière-pensées des néo-conservateurs américains. Après l’intervention américaine en Irak de 2003, les missionnaires protestants étaient soupçonnés, voire accusés de vouloir multiplier les cas tombant sous le coup de la loi, de manière à pouvoir plaider la cause de minorités dont les «  persécutions » justifieraient le recours aux nouvelles clauses du droit international sur le « devoir d’ingérence », cher à Bernard Kouchner.

Ce sont ces craintes qui expliquent la surmédiatisation des cas de conversions en Kabylie, et les poursuites contre des missionnaires protestants, en 2007 et 2008 notamment (3).

C’est dans ce climat tendu, qu’on apprit l’arrestation d’un prêtre catholique algérien le jour de Noël 2007 à la frontière algéro-marocaine. Ce prêtre s’était fait accompagner par un médecin algérien pour fournir des médicaments à des immigrés clandestins africains pourchassés par la police des frontières marocaine. Il a été condamné à une peine de prison ferme, ainsi que le médecin algérien accusé de « complicité ». Le prêtre finit par être relaxé quand sa hiérarchie et ses avocats expliquèrent qu’il n’y eut aucune célébration clandestine, mais seulement une aide humanitaire.

On a expliqué cette arrestation abondamment médiatisée, qui fut suivie d’une libération plus discrète, par le souci d’équilibrer les arrestations de missionnaires liés à l’ambassade américaine par la condamnation d’un prêtre catholique, supposé être proche de la France, malgré sa nationalité algérienne, et en raison de son origine française.

Il y a certes des désirs de changement de religion pour des raisons qui restent à élucider : mariages mixtes, désirs d’émigration que facilitent les églises ravies d’avoir des néophytes, etc., ...mais cela reste fortement marqué par les contextes politiques, intérieurs ou extérieurs.


« L’évangélisation » prêtée à des « missionnaires » chiites

Il faudrait signaler aussi « l’évangélisation » prêtée à des « missionnaires » chiites. La presse algérienne, notamment arabophone, y a consacré des enquêtes impressionnistes signalant des cas emblématiques. On cite quelque intellectuel passé au chiisme à la faveur de l’arrivée de l’ayatollah Khomeiny au pouvoir. Malgré l’ancienneté de ce genre de « conversion » et la maigreur des résultats obtenus, l’intéressé et ses néophytes ne désespérent pas de mettre leur talent oratoire au service de leur nouvelle « Église  ». Toutes ces enquêtes mènent vers l’ambassade ou un consulat d’Iran. Ce genre de prosélytisme ne fait pas passer à une autre religion, puisque le Chiisme est une branche de l’Islam, assimilable à une philosophie politique qui s’est démarquée du Sunnisme en raison des désaccords sur la dévolution du pouvoir après la mort du Prophète. Il n’en demeure pas moins que ces « conversions », favorisées par des chaînes satellitaires disposant d’importants moyens, restent fortement marquées politiquement.

Sadek Sellam

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