Évangéliser à l’heure d’internet

Isabelle Morel
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Isabelle Morel est théologienne, investie dans la formation des catéchètes. Elle nous présente les défis posés par les outils numériques et les conditions de leur usage fécond pour l’évangélisation.

Depuis longtemps les catholiques ont été stimulés, entre autres par les papes successifs, pour s’investir dans les différents moyens de communication disponibles à leur époque. Les « Journées mondiales de la communication » (JMC) qui ont lieu chaque année depuis 56 ans, en sont un bon témoignage. Elles sont l’occasion d’éditer un message sous forme de points d’attention et de vigilance, donnant quelques indices sur la manière dont l’évangélisation est comprise à l’échelle du catholicisme universel (1).

Il ne s’agit pas seulement d’améliorer des techniques ou d’apprendre à planifier la diffusion des informations. Même si cet aspect de la communication est important à prendre en considération, il y a d’abord derrière les efforts de communication en Église un enjeu de communion et d’annonce de l’évangile (la bonne nouvelle de Jésus Christ mort et ressuscité pour nous sauver). On ne s’adresse pas à tous les publics de la même manière : il nous faut choisir notre langage, les outils et vecteurs de communication en fonction de l’âge, des habitudes, des lieux de vie de chacune et chacun. Cette pluralité est un défi, celui de la compréhension mutuelle, car c’est le même Jésus-Christ que nous annonçons.

Nous partageons ici trois points, sous forme d’observations, de convictions et de propositions pour stimuler la réflexion. Ils sont issus des recherches et travaux réalisés à l’ISPC, l’Institut Supérieur de Pastorale Catéchétique de Paris, qui fait partie du Theologicum de l’Institut Catholique de Paris.

1. Trois changements fondamentaux

La généralisation et la facilité d’accès au réseau Internet, la logique libertaire permettant l’expression de tout et de tous, ainsi que l’absence de tout contrôle ou régulation centrale, ont des conséquences non négligeables sur nos manières de penser, de croire et de vivre ensemble. Nos rapports au savoir, à la vérité et à l’autorité sont ainsi en train d’évoluer de manière significative.

Le rapport au savoir

Dans un petit livre désormais célèbre (2), le philosophe Michel Serres décrit la manière dont les nouvelles générations (celles et ceux qu’il appelle « petite poucette » et « petit poucet » en observation de leur activité digitale intense) conçoivent désormais leur manière d’être au monde. Le rapport au savoir, dit-il, n’est plus le même. Celui-ci, en effet, est désormais directement accessible à tout moment par connexion internet où que l’on soit : plus besoin de l’emmagasiner dans sa tête. Ceux qui détiennent le savoir (les enseignants, les experts, les religieux, les politiques…) n’ont donc en soi plus d’intérêt, sauf s’ils innovent ou inventent. Pour les étudiants d’aujourd’hui, un bon enseignant n’est plus celui qui mémorise puis retransmet un maximum d’informations. C’est d’abord celui qui sait donner accès et aider à faire des connexions logiques et pertinentes entre les informations. Pour Michel Serres, nous assistons à « un retournement, d’abord de la pédagogie, ensuite de la politique sous tous ses aspects » (3). Le monde a changé, il est fait pour la participation active de tous. L’Église catholique, et les religions de manière générale, se trouvent donc face au défi de cette nouvelle donne. Un discours purement dogmatique qui chercherait à s’imposer par le fait même d’être édicté par un expert institutionnellement reconnu ne porte plus obligatoirement.

Le rapport à la vérité

À travers les époques, la manière de reconnaître le caractère de vérité d’une information, d’un fait ou d’un évènement a changé de manière considérable. Nul besoin de longues démonstrations pour se rendre compte que, s’il fut un temps où l’on considérait comme vrai ce que pouvait dire un seigneur, un supérieur ou un religieux du fait même de son statut social ou intellectuel, ce n’est plus toujours le cas. Avec l’avènement des sciences et des techniques, le développement de la raison et de l’esprit critique, l’homme a plutôt eu tendance à considérer comme vrai ce qui se démontrait, ce qui pouvait être prouvé ou argumenté de manière raisonnée. Mais aujourd’hui, un phénomène nouveau, porté par le fonctionnement des réseaux sociaux et l’immédiateté de la circulation de l’information, interroge à frais nouveaux le rapport de nos contemporains à la vérité : les fakenews. Nous voyons quasi quotidiennement des « fausses informations » circuler autour de nous, jusque parfois même dans les grands médias à large audience. La course à la primauté de la diffusion afin de gagner en audience prend le pas sur cette rigueur professionnelle qui vient à faire défaut au milieu du journalisme. Plus une information est affirmée avec conviction et aplomb, plus elle a de chance de convaincre son public, même si elle est fausse ou difficilement vérifiable. Mais aussi, plus une information rejoint ce que je ressens ou pense, plus j’ai tendance à lui accorder du crédit, à lui donner de l’importance, à la relayer autour de moi. Sur les réseaux sociaux ce phénomène de relais amplifie considérablement la portée d’une information non vérifiée dès lors qu’elle rejoint un sentiment d’agacement, de protestation, de révolte. C’est le nombre de « j’aime », de « like » ou de « retweet » qui donnent de l’importance à une information et consolide une « réputation » conduisant à la considérer comme vraie puisque soutenue par de très nombreuses personnes. Dès lors, le statut de la vérité pose question. Accorder sur cette base sa confiance, avoir « foi » en quelqu’un, devient problématique. On comprend alors que croire en Jésus-Christ désigné comme « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6), n’aille pas de soi.

Le rapport à l’autorité

Le principe même de fonctionnement en réseau, interroge la manière de vivre et de comprendre l’exercice de l’autorité dans l’Église, et notamment dans l’Église catholique. Si nous pouvons nous reconnaître frères et sœurs au sein d’une même Église, c’est bien en effet parce que nous professons un seul et même Père en Jésus-Christ. Le Christ est la « pierre angulaire », un élément central, incontournable donc. En régime catholique, la métaphore du « corps » et de la « tête » dit de manière symbolique le caractère à la fois pluriel et organique de l’ensemble du corps ecclésial que forment les fidèles. Elle exprime aussi le rapport d’altérité et de dépendance vitale avec le « Christ-tête » par l’intermédiaire des évêques et des prêtres : « Les ministères ordonnés signifient le lien intrinsèque du corps à la tête, le Christ qui fait “tenir ensemble” ce tout organique et différencié (4) ». Le principe d’autorité n’est donc ici pas du tout le même que celui qui préside au fonctionnement du web, basé plutôt sur l’autorité de « réputation » comme nous l’avons vu.

L’Église catholique est donc confrontée au défi d’envisager l’exercice de son autorité de manière à concilier ces deux aspects : servir l’exercice d’une collaboration active tout en maintenant la dimension d’une référence magistérielle au Christ-tête. Si cette dernière peut permettre d’éviter la tentation du repli communautariste affinitaire, elle doit aussi accepter d’entendre les aspirations contemporaines à la parole libre échangée, entendue et respectée


2. Favoriser une culture de la rencontre

Première conséquence pour le défi de l’évangélisation dans le contexte que nous venons de décrire : la communication en Église doit être au service d’une véritable culture de la rencontre. C’est, si l’on suit le pape François, l’enjeu principal des efforts de communication à fournir. Notre monde connaît une évolution sans précédent, accélérée par la pandémie que nous traversons actuellement. Jamais il n’y a eu autant de connexions, d’utilisation de multiples outils ou médias visant à se parler, se voir à distance pour continuer à travailler, être reliés, échanger. L’utilisation du numérique et le fonctionnement en réseau d’internet réduisent les distances et nous offrent de multiples possibilités. Nous avons connu en quelques mois, depuis le premier confinement de mars 2020, une évolution extraordinaire en ce domaine. L’Église a toujours accueilli ces nouvelles possibilités, y compris depuis l’invention de l’imprimerie, comme de belles opportunités pour annoncer l’évangile, comme un « don de Dieu » (5) dit le pape François. Pour autant, il ne nie pas les limites et difficultés, réelles, qui accompagnent tout cela. La rapidité de transmission des informations nous fait basculer dans l’ère de l’immédiateté, où l’espace nécessaire au recul critique et à l’art du discernement devient compliqué à préserver. On peut lire ou relire avec profit les paragraphes 86 à 90 qu’il consacre par exemple au monde numérique dans son exhortation apostolique Christus Vivit. Porter un regard lucide sur la réalité de la situation est nécessaire afin de ne pas oublier celles et ceux qui sont touchés par la fracture numérique, pour de multiples raisons.

Mais nous pouvons aussi saisir l’occasion, pour nous interroger, car c’est le bon moment : comment la communication peut-elle être au service d’une véritable culture de la rencontre ? Qu’entendons-nous précisément par « rencontre » lorsque nous cherchons à devenir des disciples-missionnaires en fidélité à l’évangile ? Là encore le pape François peut nous éclairer. Pour lui, la parabole du bon samaritain que l’on trouve au chapitre 10 de l’évangile selon St Luc, v. 29-37, là où un scribe demande à Jésus « Et qui est mon prochain ? », est la « parabole du communicateur » (6) ! Pourquoi ? Parce que celui qui communique doit d’abord chercher à se faire proche ! Tout l’enjeu de nos travaux autour de la communication en Église peut donc se résumer dans cette question : comment la « proximité » peut-elle se manifester dans l’utilisation des moyens de communication que nous employons ? Si communiquer, c’est « se faire proche », prendre soin de celles et ceux à qui nous nous adressons et que nous croisons le long de nos routes, mêmes numériques, alors il n’est plus possible de parler de communication seulement en termes d’outils, de techniques ou de stratégies, voire de manipulation ou de séduction, mais il s’agit d’y voir une occasion et un lieu de témoignage pour donner à goûter la saveur de la rencontre avec le Christ. Benoît XVI disait en 2013, à l’occasion de la Journée mondiale des communications sociales (JMC) : « Le témoignage chrétien ne se réalise pas avec le bombardement de messages religieux, mais avec la volonté de se donner soi-même aux autres à travers la disponibilité à s'impliquer avec patience et respect dans leurs questions et leurs doutes, sur le chemin de la recherche de la vérité et du sens de l'existence humaine » (7). Le pape François ajoutait en 2014 : « Il faut savoir entrer en dialogue avec les hommes et les femmes d'aujourd'hui, pour en comprendre les attentes, les doutes, les espoirs, et leur proposer l'Évangile, c’est-à-dire Jésus Christ, Dieu fait homme, mort et ressuscité pour nous libérer du péché et de la mort. Le défi nécessite profondeur, attention à la vie, sensibilité spirituelle. Dialoguer signifie être convaincu que l'autre a quelque chose de bon à dire, faire de la place à son point de vue, à ses propositions. Dialoguer ne signifie pas renoncer à ses propres idées et traditions, mais à la prétention qu’elles soient uniques et absolues. » Vaste chantier !


3. Développer une formation ajustée

Autre point d’attention qui mobilise l’essentiel de notre énergie dans les services que l’ISPC est amené à rendre au plan universitaire et ecclésial : Si la communication participe de l’annonce de la foi, alors elle nécessite d’être formé pour cela. Annoncer l’évangile fait partie intégrante de la mission des baptisés « disciples-missionnaires » si l’on reprend l’expression chère au Pape François. S’il y a donc une responsabilité de témoignage, comme nous l’avons vu précédemment, alors se former pour mieux communiquer, annoncer, évangéliser, passe par une formation qui concerne tous les baptisés dans toutes les dimensions de leur vie : ce que nous faisons doit être en cohérence avec ce que nous disons, ce que nous disons doit être audible pour les femmes et les hommes de ce temps, quel que soit leur âge, leur état et leur lieu de vie. Et audible avec bonheur, chaleur humaine et proximité au sens de celle du Bon Samaritain. Finalement, c’est tout un programme de vie dont il s’agit !

C’est une tâche considérable car nous nous heurtons à une représentation mentale fortement ancrée dans notre imaginaire collectif. Chaque adulte aujourd’hui sait qu’il a besoin, une fois les bases de son métier apprises au cours de ses études, de continuer à améliorer et perfectionner ses savoirs et ses compétences. La mise en place de possibilités et d’outils de formation continue est une amélioration évidente de notre vie sociale qui permet de gagner en autonomie et en capacité d’évolution tout au long de sa carrière. Tout adulte passionné par un sport, un instrument de musique ou n’importe quel autre loisir, va par ailleurs consacrer un temps non négligeable à améliorer sa pratique, à lire des revues ou des ouvrages spécialisés en ce domaine, à effectuer des recherches pour se tenir au courant de l’actualité en ce domaine. Il n’est pas rare non plus de voir les jeunes parents investir dans des ouvrages spécialisés ou discuter avec leurs ainés pour glaner des conseils éducatifs et « apprendre leur métier de parent ». Mais dans le domaine de la foi, pour la très grande majorité des baptisés, tout s’arrête après les premiers sacrements et la fin de la catéchèse de l’âge de l’enfance.

Le « tout » de la foi aurait-il donc été « transmis » une fois les sacrements de l’initiation chrétienne célébrés ? Il n’en est rien. La foi est en perpétuelle maturation durant la vie entière (8). Elle a besoin de bénéficier de formations intellectuelles et spirituelles tout au long de la vie, pour nourrir tout autant la tête que le cœur. Ne plus se préoccuper de se former dans la foi, une fois les sacrements de l’initiation célébrés à l’adolescence, c’est finalement rester enfant ou adolescent dans la foi toute sa vie. Les propositions, en général, ne manquent pas. Les paroisses, les mouvements, les instituts de formation font preuve d’une inventivité continuelle pour s’ajuster aux nouveaux rythmes de vie, aux nouvelles technologies de la communication, aux aspirations et demandes. Conférences, formations en ligne, pèlerinages, cours à distance, en soirée ou sous forme d’universités d’été : pour celui qui veut se former, il y a pléthore d’offres possibles. C’est plutôt l’appétit ou le temps que l’on décide d’y consacrer qui interroge et limite les efforts d’évangélisation : un défi pour aujourd’hui.

Isabelle Morel

1- Voir par exemple le message de 2022, pour la 56ème JMC, https://eglise.catholique.fr/vatican/messages-du-saint-pere/491781-message-du-saint-pere-pour-la-54e-journee-mondiale-des-communications-sociales/, consulté le 02/05/22.
2- Michel SERRES, Petite poucette, éd. de Noyelles, 2013.
3- Ibid., p.36.
4- Alphonse BORRAS, Quand les prêtres viennent à manquer – Repères théologiques et canoniques en temps de précarité, Médiaspaul, 2017, p.66.
5- JMC 2014, http://www.vatican.va/content/francesco/fr/messages/communications/documents/papa-francesco_20140124_messaggio-comunicazioni-sociali.html, consulté le 09/03/21.
6- Ibid.
7- Benoît XVI, Message pour la 47ème Journée mondiale des communications sociales, 2013.
8- Voir par exemple Paul-André Giguère, Catéchèse et maturité de la foi, coll. théologies pratiques, Novalis/Lumen Vitae, Montréal, 2002.

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