Extrémismes islamiques et extrémismes anti-islam :
même langage

Olivier Carré

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On parle beaucoup des musulmans de France en cette période d'élections. Les discours que l'on entend véhiculent des termes dont on comprend mal le sens : islamisme, salafisme, djihadiste ; on parle d'associations ou de mosquée dangereuses sans qu'on en précise les objectifs. Olivier Carré, un islamologue particulièrement sérieux, à partir de recherches très minutieuses, nous propose des éclaircissements.


Je suis frappé par le parallélisme et l'influence mutuelle des extrémismes islamiques et des extrémismes anti-islam de nos jours face à la pensée politique islamique de grande tradition.

1.- Extrémismes islamiques

-- Islamismes politiques. Les Frères Musulmans passent pour des « islamistes » au sens d’extrémistes islamiques. Nuançons. Hasan al-Bannâ, leur fondateur en 1928 à Ismaïliyya (Egypte), se veut l’héritier du remarquable réformisme islamique (dénommé islâh, réforme, ou salafiyya, retour aux sources), fin 19e - début 20e siècle, de, notamment, Afghânî l’Iranien et ‘Abduh l’Egyptien, puis de Rashîd Ridâ le Syrien d’accent intégriste et de l’Indien Iqbal moderniste audacieux. Les premiers Frères Musulmans, héritiers directs de Rida et aussi quelque peu du wahhabisme conquérant des années 20 en Arabie, sont nationalistes d’opposition dans chaque pays ou région arabe, notamment dans la guérilla de 1935-36 contre les Anglais et les sionistes en Palestine et contre les Anglais en Egypte dans les années 50-56, avec leur Organisation secrète à laquelle s’adresse la Lettre sur le jihâd de Banna assez conforme à la théorie traditionnelle. Ils veulent une « démocratie élective » sans partis avec un président élu à vie mais judiciairement condamnable et remplaçable dans un « régime d’assemblée » (Banna) (1). Pas de rejet de principe de la démocratie, comme il est couramment dit. Ils exigent une « justice sociale coranique » (S.Qutb première manière, 1949). Pas de califat ni de monarchie islamiques, en dépit d’une certaine influence de la pensée wahhabite et de la guérilla très meurtrière des Ikhwân wahhabites les années 1920. La comparaison avec les partis démocrates-chrétiens d’Europe peut être faite. Ils ont acquis jusqu’à aujourd’hui des emprises populaires larges et anciennes, grâce en partie à son action sociale. C’est le Sayyid Qutb des années 60 qui, désavoué par la direction des Frères, donne naissance à l’extrémisme jihadiste (2). Et le califat n’est revendiqué que par le parti scissionniste violent de la Libération islamique né en Palestine-Jordanie et actif en Egypte, Tunisie, Turquie. On confond souvent aussi le mouvement Jeune Egypte, d’inspiration directe fasciste italo-libyenne avec les Frères musulmans égyptiens des années 1930-40 que l’on qualifie de « nazisme arabo-islamique » (3). L’antisémitisme idéologique existe, certes, clairement, dans certains écrits des Frères Musulmans et pas seulement dans ceux du dissident Sayyid Qutb des années 60. L’autobiographie récente du Frère musulman égyptien Tawfîq al-Shâwî (4), chargé des liaisons avec le Maghreb en ces années-là, relate mot à mot que c’est le mufti de Jérusalem, Amîn Al-Husseini, nullement Frère musulman, qui lui a prêché l’antisémitisme comme étant l’essence du Coran, ce qui n’est pas le cas. En réalité le mufti, comme tout le mouvement national palestinien, est alors soumis à une intense propagande nazie ciblée, selon laquelle, notamment, le Coran est vu comme le proto-Mein Kampf (5).

La Troisième théorie universelle de Kadhafi entre-t-elle aussi dans la catégorie des « islamismes politiques » de la mouvance Frères Musulmans ? Je le pense. En effet ce Livre vert (en trois tomes) développe à sa façon les idées politiques de Hasan al-Bannâ (et du Nasser du début aussi bien) : démocratie directe sans partis politiques sinon un mouvement national unique avec des comités populaires, sous un chef élu à vie.

-- Islamismes violents. On parle aujourd’hui de « salafistes jihâdistes », scissionnistes des Frères Musulmans. Ils agissent en plusieurs lieux du monde musulman, peu nombreux, par petites organisations distinctes, avec une forte écoute internationale par les sites internet. Dès la fin des années 70 en Egypte après Nasser, quelques Frères musulmans libérés des prisons ou jeunes recrues, sont pénétrés des écrits de Sayyid Qutb deuxième manière en rupture avec la ligne de Banna. Incarcéré dix ans par Nasser, peu après sa libération il est pendu en 1966 pour un opuscule rédigé en prison, Signaux sur le chemin, jugé comme un programme à peine crypté d’action armée directe immédiate. Double cadeau de Nasser aux futurs « jihadistes » : primo la rédaction en prison d’un commentaire mystico-politique radical du Coran entier en six grands volumes, A l’ombre du Coran (2), résumé dans Signaux en termes un peu plus extrêmes, et secundo son martyre. Sa thèse la plus radicale est l’obligation permanente de la Guerre-de-Dieu-et-pour-Dieu, jihâd, pour tout un chacun et de sa propre initiative au prix de sa vie, contre l’ordre néo-païen « anté/anti-islamique » de toutes les sociétés musulmanes actuelles et contre leurs dirigeants despotiques et apostats de fait. Le tyrannicide est selon lui une obligation divine actuelle. De plus, Qutb interprète le Coran comme révélant que les « martyrs » du Jihâd-guerre pour Dieu et de Dieu lui-même, « ne meurent pas », au sens littéral et qu’ils entrent sans mourir réellement directement à la vie éternelle, à la manière du prophète Jésus.

Tous les mouvements jihadistes sont « qutbistes » actifs, mais plus extrêmes que Qutb sur de nombreux points, notamment les pratiques terroristes de masse. Contrairement au langage courant, ils ne sont plus Frères Musulmans, qu’ils ont souvent pour première cible. Eux seuls sont vraiment des extrémistes en rupture avec l’islam de grande tradition.


2.- Extrémismes anti-islamiques européens

Voici quelques-unes des positions anti-islamiques de la mouvance catholique intégriste extrémiste : l’« évangélisation » brute plutôt que par présence évangélique active, l’opposition de principe à toutes formes de « sécularisation », le rejet de toute théologie interreligieuse. Opus Dei, Fraternité St Pie X, Fraternité St Vincent Ferrier sont reconnus par Jean-Paul II grâce à Ratzinger en 1988 comme « fraternité de droit pontifical ». Toutes trois s’opposent aux deux réunions œcuméniques et interreligieuses d’Assise convoquées par Jean-Paul II (déclaré apostat par quelques-uns) et à la troisième convoquée par Benoît XVI sans suite, et au concept même de simple dialogue interreligieux. L’anti-islam précisément est la définition même de la Fraternité St Vincent-Ferrier. Son objectif consiste à suivre à la lettre aujourd’hui le saint martyr Vincent-Ferrier dominicain du 14e-15e siècle voué à la conversion des musulmans d’Espagne. Sa « fondation buissonnière », selon le site de la Fraternité chemere.org, a lieu en 1979 par Louis-Marie De Blignières, un reconverti, à 21 ans avec l’aide de membres de Cité Catholique. Par l’intermédiaire de Madiran, ancien communiste, il entre au séminaire de Mgr Lefèvre et est ordonné en 1977 par Don Gérard à Flavigny, et en décembre 1978 il est le premier prêtre « lefèvriste » officiant à St Nicolas du Chardonnet. Il entreprend une thèse, publiée récemment (6), sur la pensée du dominicain devenu évêque « lefévriste », Guérard des Lauriers. Celui-ci lui donne l’habit dominicain comme frère du tiers-ordre. La vingtaine de frères, dont 8 prêtres, reçoivent tous pendant deux ans une formation thomiste et de « spiritualité thomiste guérardienne » selon les Exercices spirituels selon Thomas d’Aquin de Guérard des Lauriers, où il commente les quelques articula de la Somme Théologique consacrés à la vie de Jésus. Leur Couvent Saint Thomas d’Aquin est à Chevimoré-le-Roy (Mayenne), gare de Sablé, qui anime un Cercle thomiste en lien avec l’Institut Catholique de Rennes, et qui organise des « Café-caté » à Paris et Tours. Leurs publications sont principalement : Louis-Marie De Blignières, Jésus et Mahomet, Editions Godefroy de Bouillon, et les quelque 120 numéros de la revue Sedes Sapientiae, qui accueille des orientalistes de mouvances apparentées tels Annie Laurent et J-C Barreau.

Autre activisme
(7) : le prêtre parisien Guy Pagès se déclare évangélisateur des musulmans du monde entier sur internet, par la destruction complète de l’islam dans l’esprit des musulmans, tout le contraire des moines de Thibérine et du frère dominicain puis évêque Pierre Claverie en Algérie. Il déclare s’inspirer de « nouveaux islamologues chrétiens masqués par des pseudonymes », pour qui l’existence de Mahomet n’est attestée par aucun document non musulman, « personnage fabriqué pour fonder et justifier le pouvoir abbasside » (sic, oubliant les omeyyades à Damas) et la version finale du Coran date de 1923 (sic) et tout à l’avenant. Amour n’est jamais un nom ni un attribut d’Allah (sic), oubliant que chaque sourate commence par l’invocation d’ « Allâh le miséricordieux plein de tendresse » ; qu’il n’est pas de culte en islam puisque pas de pensée de Dieu ni de relation personnelle à Dieu, occultant la piété individuelle des cinq prières quotidiennes et le soufisme et ses confréries ; pas d’autorité spirituelle ou religieuse légitime désignée par Mahomet, comme Pierre le fut par Jésus, d’où les perpétuelles divisions et conflits doctrinaux et donc politiques en Islam, omettant les schismes et guerres de religion chrétiens.

Un parti politique français est même islamophobe déclaré en doctrine comme en programmes, le Front National. Bernard Antony, membre éminent du parti et « le spécialiste de l’islam », s’oppose aux « idées syncrétiques christo-musulmanes » des pères de Thibérine et à leur ignorance du caractère foncièrement politique de l’islam. Le Coran, « qui est un tissus de contradictions » déclare incidemment, assure-t-il, que si « des musulmans prient avec des chrétiens dans une église, par le fait même ce lieu devient musulman » (sic) et donc justifie le massacre ultérieur de ces mêmes chrétiens s’ils continuent à occuper leur église devenue mosquée sans s’être convertis. Les versets les plus durs sont un retour voulu à des textes de l’Ancien Testament tandis que le christianisme abolit (sic) ce dernier. Les sourates longues du Coran, mises au début, sont écrites bien après la mort de Muhammad et expriment souvent une régression guerrière vétérotestamentaire. Mais, contrairement à la Bible qui n’est qu’histoire et nullement Loi (sic), ce Coran tardif fige des faits historiques en Loi et Constitution. Par ailleurs il contrattaque le mouvement de Houria Bouteldja, « Les Indigènes de la République », mis en procès pour racisme anti-blanc en 2012 par l’AGRIF, Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne. Ce parti, de fait, déclare la mentalité des Blancs substantiellement colonialiste même après la décolonisation, ce qui exige leur rééducation. C’est au contraire, selon B.Antony, le christianisme qui, inventeur du concept de « personne », a reconnu les esclaves comme des personnes humaines, contrairement à l’islam et au Coran
(8). Pire encore, selon Louis Chalion, dans la même mouvance, l’Europe se soumet de nos jours à une « dhimmitude choisie », sous l’effet puissant des Etats-Unis qui veulent amoindrir l’Europe de l’intérieur par l’islam qui favorisera son sous-développement économique et la soumettra au terrorisme des extrémistes islamiques (9). On parle aussi du processus actuel du « grand remplacement » islamique en Europe, en France particulièrement, selon Renaud Camus, sympathisant du FN.

Dans la même veine politico-religieuse, le site Institut Civitas se présente comme « une œuvre de reconquête politique et sociale visant à rechristianiser la France » par « l’instauration de la royauté sociale du Christ sur les nations et les peuples ». La Fédération des scouts et guides Godefroy de Bouillon a les mêmes objectifs. Le G.U.D (Groupe Union et Défense) lui aussi collait les affichettes : « Saddam avait raison, Union et défense des chrétiens du Moyen-Orient », dans la ligne de l’Observatoire de la christianophobie, des Catholiques en campagne, de Ecclesia Dei, de Salon beige (autrement dit Observatoire de l’islamisation), et enfin de Christ-Roi. Ajoutons, en marge de l’extrémisme politico-catholique français, l’extrémisme néo-nazi, notamment en Allemagne, Norvège, Danemark, sur la même islamologie de base, mais dans un sens élogieux en proclamant que « le Coran est le Mein Kampf musulman », qu’il faut imiter afin d’attaquer et détruire l’islam par ses propres armes.

Toutes ces doctrines et conduites « islamophobes », aussi bien culturelles et politiques que religieuses, fleurissent peut-être assez aisément sur une fierté générale consensuelle de supériorité européenne. Un fort courant de pensée européenne affirme à foison la prééminence évidente de l’Europe chrétienne et postchrétienne moderne. Les « fruits sécularisés de la foi chrétienne »
(10) y seraient le salut devenu le progrès, l’autonomie évangélique du politique muée en laïcité, la foi trinitaire qui a inventé, elle seule au monde, le concept de personne et en conséquence les droits de l’homme.


3.- L’Islam de grande tradition
face aux extrémismes islamistes et islamophobes

Avant tout, Islam, judaïsme, christianisme sont toutes trois des religions intramondaines, c'est-à-dire avec des rôles politiques et sociaux, sans fusion, même en Islam, et sans séparation, même en Occident. Parlons de distinction à formes variables entre spirituel et temporel, religion et politique, Etat et clergé, Dieu et César, sur la base de principes moraux universels aux applications normatives souvent non consensuelles (11).

Contrairement à une opinion courante, l’exégèse critique du Coran existe bel et bien en Islam dès le début, tout « incréé » qu’il soit dans ses signifiés, selon les ressources des époques. La récente herméneutique scientifique occidentale contemporaine des Ecritures saintes s’impose, non sans la crise grave et durable du « modernisme » puis de l’« intégrisme » dans le catholicisme et dans certaines sectes « évangélistes » actuelles. La pensée musulmane en bénéficie aujourd’hui quelque peu, tel Tariq Ramadan, professeur à l’université d’Oxford en Grande Bretagne, si sottement décrié en France, et Nasr Abû Zayd
(12) en Egypte puis en Hollande, dont les travaux sont interdits au Caire pour apostasie affirmant que « le Coran est non révélé ».

Tout autres sont les intellectuels musulmans français tels Abdelwahab Meddeb, célébré parfois comme « le modèle de l’islam des lumières », à savoir un islam culturel, ou Malek Chebel, psychanalyste, déclaré incidemment « le Luther musulman » (Radio FM Fréquence protestante), qui confesse sortir lui-même du carcan de l’islam de sa jeunesse et de toute religion grâce aux « Lumières », ou encore Abdelnour Bidar, unilatéral dans sa « nouvelle lecture littérale » du Coran
(13). Ils sont accueillis par certains milieux de l’Orient arabe, mais ils risquent d’empêcher la prise en compte sérieuse des traditionnalistes ou modernistes ou intégristes musulmans, voire extrémistes, en vue d’une tolérance réciproque dynamique. Un dialogue entre Abdalwahab Meddeb et Tariq Ramadan dans Le Monde du 27.4.11, en plein « printemps arabe » est donc remarquable par son existence même et par la sincérité ouverte des deux pensées modernistes antagonistes. Les Frères Musulmans peuvent prochainement « évoluer vers la ‘démocratie islamique’ à l'instar de la ‘démocratie chrétienne’ dans l'espace allemand ou italien, en recommandant un État civil (madanî) avec un référent islamique » (A.Meddeb). Et face au littéralisme saoudien et à celui des radicalismes extrémistes, « la charia est une construction humaine qui nous donne des orientations éthiques et est susceptible d’un travail critique de l’intérieur/ » (T.Ramadan). C’est ce « de l’intérieur » qui lui est souvent reproché et l’oppose à Meddeb, Chebel, et leurs semblables. Remarquons que Les Constitutions et Codes de Lois actuels de la plupart des Etats arabo-islamiques ne sont, de plus, pas contraires et souvent conformes à la Sharî‘a (14), à savoir au droit musulman des sept ou huit « rites » (écoles juridiques) sunnites et chiites de grande tradition reconnues de nos jours par delà leurs divergences, chaque école acceptant même le recours à des solutions d’autres écoles.

Les points les plus problématiques de nos jours sont le droit pénal (peine de mort et d’amputations notamment) en certains pays ; le droit des femmes, du mariage, de la famille et de l’héritage, qui devient à nouveau un bloc régressif quasi insurmontable sous l’influence des extrémismes sur les sociétés et sur quelques législations récentes en Orient arabe ; le droit des personnes : apostasie publique par blasphème ou conversion, « dhimmitude », statut de « protection » des Chrétiens et Juifs et autres « gens du Livre » perçu de nos jours comme une « soumission ». Cette dhimma, à l’origine, copie le système byzantin et discrimine par la capitation (jizya) qui dispense de la taxe sociale zakat et du service dans les armées. Discrimination, non persécution sauf deux ou trois fois au cours des siècles, ce qui justifia des intrusions européennes permanentes par les « capitulations » puis les protections consulaires des minorités chrétiennes diverses.
(15) Le système ottoman des millet (communautés) institue quasiment une dyarchie (avec une très ample autorité du Patriarcat chrétien orthodoxe) et favorise la croissance démographique des juifs et chrétiens ottomans. La capitation est abolie par les lois réformistes (tanzimat) du 19e siècle dans tout l’empire ottoman, donc dans la majorité des territoires arabes. La Turquie, empire puis nation, passe de l’ottomanisme multiconfessionnel et largement réformiste occidentalisant à un nationalisme turc musulman laïque anti-chrétien et des « nationalités » diverses qui deviennent des nationalismes uni-confessionnels européens dans les Balkans et un laborieux nationalisme panarabe voué à des éclatements en grande partie confessionnels. La résurgence actuelle de la « dhimmitude » au nom de la très polysémique « application de la Sharî‘a » est revendiquée ou appliquée par les extrémismes islamiques.

Autre notion contestée : Ribâ (prêt à intérêt, usure), qui désigne tout capital financier en tant que spéculatif et non en tant que productif ; son interdiction traditionnelle fort peu respectée inspire aujourd’hui, outre les « banques islamiques » sans intérêts purement spéculatifs en principe, mais surtout l’invention du microcrédit au Bangladesh et, de là, à travers le monde. Bel exemple d’interrelations pratiques à fondement culturel et religieux entre l’Orient arabo-islamique et l’Occident moderne. La grave crise financière mondiale actuelle, en particulier européenne, n’est-elle pas l’illustration tragique d’un « système mondial ribâwî », expression de Sayyid Qutb ? S’agit-il là d’« anti-modernité économique », laquelle exigerait des taux d’intérêt au seul gré des lois du marché international ?

Enfin, le Jihâd pour Dieu, guerre sainte, distinct du « grand jihâd » spirituel et moral, n’a nullement, dans la grande tradition, à reproduire les guerres du Prophète et de ses successeurs immédiats, qui sont des guerres uniques de Dieu lui-même, inimitables ultérieurement. Le jihâd consiste alors en des guerres d’armées étatiques par décisions du calife ou des chefs musulmans reconnus pour défendre la foi musulmane uniquement, à la différence de toute guerre de conquête ou de libération nationale. Le Droit islamique de toute guerre, jihad ou autre, prohibe les assassinats de masse ou ciblés sans combats déclarés et la mise à mort des prisonniers de guerre, autrement dit tout ce qui passe pour du « terrorisme » en langage actuel. Si le Prophète a bel et bien recouru à ces trois formes de terrorisme, c’est qu’elles lui furent prescrites par Dieu, à lui et lui seul, et menées, en fait, par Dieu lui-même et ses anges afin de défendre la Révélation naissante face aux attaques polythéistes ou juives. Les quelques versets du Coran (comparables à de nombreux passages de la Bible, en particulier le Livre de Josué) et de nombreux passages précis et détaillés des deux biographies « authentiques » du Prophète ainsi que des corpus de hadith-s « sûrs » relatent ces actions en détail. Les « jihadistes » actuels se définissent au contraire publiquement comme les imitateurs exacts des guerres divines par le Prophète, faisant fi du droit islamique tout entier. Qutb est le doctrinaire du jihâd actuel face à la nouvelle jâhiliyya (ignorance ante/anti-islamique) mondiale, à commencer par les sociétés et gouvernants musulmans. Il s’inspire des actions guerrières du Prophète mais n’invite pas à les imiter.

« L'islamophobie » est-elle « au fondement de l'identité européenne » et « l'Europe » s'est-elle « construite par rapport à l'Autre islamique et à travers son rejet »( Meddeb)
(16) ? C’est à nuancer. Contre cette thèse trop tranchée d’Henri Pirenne ici redite, une réelle unité historique et culturelle méditerranéenne persiste avec l’islam dans la suite de l’unité romaine-byzantine. Entre l’islam classique, culture dominante, et l’Europe chrétienne circulent la pensée, les sciences, les systèmes universitaires eux-mêmes, avec le même héritage gréco-romain dans la variété de ses usages (17) , en dépit des confrontations guerrières. Il en est de même aujourd’hui où c’est l’Europe qui est la culture dominante. Côté chrétien, évoquons Louis Massignon et ses nombreux disciples au cours du 20e siècle, tels le Père et les Frères de Foucault dont Louis Gardet, et tels Joachim Moubarak (18) et Christophe Roucoux, qui voient et vivent l’islam par empathie profonde. Le nouveau courant prometteur actuel, encore marginal et dénoncé par la mouvance Opus Dei et ses semblables, est la théologie interreligieuse, dans l’héritage rigoureux de la « liberté religieuse » de Nostra aetate de Vatican 2. Suivant la grande tradition du « salut de tous les hommes en Christ » en tout temps et tout lieu, Claude Geffré (19) voit le Coran comme le texte écrit d’une authentique révélation dans l’économie générale de la Révélation divine. Plus nuancé et précis à propos de l’unicité ou non du Christ que des théologiens chrétiens indiens tel Mikael Amalados partant de l’hindouisme ou tel Jacques Dupuis, il n’en est pas moins dénoncé nommément à Rome (Alain Besançon, op.cit., à propos de la troisième tentation de l’Eglise que serait l’islam actuel). Il est victime d’interdictions brutales de s’exprimer par le magistère catholique romain de Benoit XVI, signe très encourageant pour l’avenir.

Olivier Carré


1- O.Carré, M.Seurat (G.Michaud), Les Frères musulmans : Egypte, Syrie 1928-1982, L’Harmattan 2001 (Gallimard, « archives » 1983) / Retour au texte
2- O.Carré, Mystique et politique : le Coran des islamistes. Commentaire coranique de Sayyid Qutb (1906–1966), Ed du Cerf 2004. / Retour au texte
3- B.H. Lévy, La règle du jeu, 2011. / Retour au texte
4- Tawfîq al-Shâwî, Mémoires, traduit et présenté par Sadek Sellam, Préface de O.Carré, inédit. / Retour au texte
5- Cf. Mathias Künzel, L’idéologie nazie et le jihadisme, Colloque international « Influences réciproques des extrémismes européens et arabo-islamiques », Grenoble, Université 2011 (Actes à paraitre Ed Vendémiaire, Paris). / Retour au texte
6- Louis-Marie De Blignières, Le mystère de l’Etre : L’approche thomiste de Guérard des Lauriers, Paris, Vrin 2008. / Retour au texte
7- www.islam-et-verite.com; bnm.amen@orange.fr, abbepages@gmail.com / Retour au texte
8- Bernard Antony, Dieu et les hommes dans le Coran, Editions Godefroy de Bouillon (contre le film sur les moines de Thibérine et contre ces derniers eux-mêmes) / Retour au texte
9- Louis Chalion, L’islamisation de l’Occident et de nos élites : chronique d’une dhimmitude choisie, Editions Godefroy de Bouillon. Cf aussi, même édition : Joachim Véliocas, L’islamisation de la France, collection « Islam », et : Alexandre Del Valle, Nouvelle solution finale des chrétiens d’Orient : Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Préface de Rachid Kaci, Ed des Syrtes. Dans la même ligne, en islamologie universitaire : Annie Laurent, La fin des chrétiens d’Orient ?, Salvator 2008; A.Laurent, M.Bormans, H.Boulad, C.Jeffroy, R.Marchand et alii, L’islam : un danger pour l’Europe, Ed La Nef 2009 ; Dominique & Marie-Thérèse Urvoy, Abécédaire du christianisme et de l’islam : Les mots de l’islam, Toulouse, Presses universitaires Mirail 2004 ; Marie-Thérèse Urvoy, L’action psychologique dans le Coran, Cerf 2007; Anne-Marie Delcambre, L’islam des interdits : Vie de Mahomet. Desclée de Brouwer 2003 (traduction annotée et présentée des deux Vie de Muhammad du premier siècle hégirien). / Retour au texte
10- Chantal Delsol, L’âge du renoncement, Cerf 2011. Egalement : Rémy Barge, La voie romaine. Paris 1996 ; Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde : Une histoire politique de la religion, Gallimard, Paris, 1985, et La Religion dans la démocratie, Gallimard, 2000 ; Alain Besançon, Les trois tentations de l’Eglise. / Retour au texte
11- cf O.Carré, L'Islam laïque ou le retour à la Grande Tradition, A.Colin 1993. / Retour au texte
12- Nasr Abu Zayd (1943-2010), Rethinking the Koran : towards a Humanistic Hermeneutics, Utrecht 2004. / Retour au texte
13- A.Meddeb, La maladie de l’Islam. Seuil 2002 ; Abdennour Bidar, L'islam sans soumission : pour un existentialisme musulman, Paris, Albin Michel, 2012 / Retour au texte
14- Tariq Ramadan, in Le Monde du 27.04.11 ; cf. Tariq Ramadan, Introduction à l’éthique musulmane, Ed Presses du Châtelet 2015, Islam : la réforme radicale, Ed Presses du Châtelet 2008 ; et, entre autres, M. Saïd al-Ashmawy, L’islamisme contre l’islam, Paris La découverte /Caire Al-fikr, 1989 / Retour au texte
15- C.Cahen, Encyc.Isl., : art. Dhimma ; et cf. B.Lewis, Christians and Jews in the Ottoman Empire, New York, London, Holmes & Meier, 1982 / Retour au texte
16- A.Meddeb, Le Monde 27.4.11 / Retour au texte
17- George Abraham Makdisi, The Rise of Humanism in Classical Islam and the Christian West: with Special Reference to Scholasticism, Edimbourgh U.P. 1990. / Retour au texte
18- L.Massignon, Ecrits mémorables. Coffret, Bouquins 2009, t 2 : Pensée musulmane et proximités chrétiennes ; et Joachim Moubarak, Pentalogie islamo-chrétienne, Publications du Cénacle libanais, Beyrouth 1972-3. / Retour au texte
19- Cf. Claude Geffré , Profession théologien : Quelle pensée chrétienne pour le XXIe siècle ? Entretiens avec Gwendoline Jarczyk, Paris, Éditions du Cerf 1999 ; De Babel à Pentecôte: Essais de théologie interreligieuse, Paris, Éditions du Cerf, 2006. / Retour au texte

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