Hommage à Lucien Bitterlin
Jean-Michel Cadiot
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La réconciliation entre les peuples est une forme privilégiée du pardon. L’œuvre de Lucien Bitterlin, un militant de la cause arabe, en a apporté le témoignage. Jean-Michel Cadiot évoque sa mémoire.

Un homme engagé

Il connut, dans ses dernières années, un retour à la foi, selon ses proches. Mais, tout au long de sa longue vie active, il se revendiquait agnostique, voire athée. Il portait peu d’intérêts aux questions religieuses en elles-mêmes. Il n’empêche que, totalement dévoué à la solidarité franco-arabe, il fut un acteur majeur, ces quarante dernières années, de l’amitié entre chrétiens et musulmans.

Lucien Bitterlin, qui s’est éteint le 11 févier à Saint-Raphaël, est né à Courbevoie le 15 juillet 1932 dans une famille ouvrière. Il était fils unique. Son père tenait un café à La Garenne-Colombes et il aimait cet univers populaire et animé. Très jeune, il devient militant RPF, est élu maire-adjoint de La Garenne, et voue au gaullisme une passion qui ne le quittera jamais. Disons que c’était un gaulliste inconditionnel qui était habitué à travailler avec tout le monde.

Lorsqu’en 1958, De Gaulle revient au pouvoir, c’est pour lui, jeune militant, une victoire magnifique.

En juillet 1959, avec son ami Jacques Dauer, il fonde le Mouvement pour la Coopération (MPC) qui vise à soutenir la politique d’autodétermination de l’Algérie. Bitterlin ne doutait pas de l’évolution de l’Algérie vers l’indépendance et – comme beaucoup d’autres, ce qui semble oublié aujourd’hui – pensait que De Gaulle accompagnerait ce passage.

Le combat contre l’OAS

Journaliste à la radio d’Alger, Bitterlin s’attache d’abord à convaincre les pieds-noirs d’accepter le besoin de liberté des Algériens musulmans, et prêche pour la coexistence. Cette chimère est vite abandonnée. Les positions se durcissent. Il se voit confier une autre mission, discrète mais bien connue du gouvernement français. Après le putsch d’Alger, il est entièrement mobilisé dans le combat anti-OAS sur place, à Alger, en tentant de prévenir des attentats. Des actions violentes sont déjouées, subies et aussi menées par ceux qui seront baptisés les « barbouzes » –  cela n’avait aux yeux de Bitterlin, qui se faisait appeler alors Jacques Dulac – rien de péjoratif, au contraire, parce que c’était pour la « bonne cause ».

Revenu en France, Bitterlin s’engage à la réconciliation entre la France et l’Algérie. Là encore, il trouve bien peu d’écho sur le territoire national.

Il se tourne naturellement vers France-Algérie, avec Edmond Michelet, et le soutien aux travailleurs algériens.

La guerre des Six jours changea sa vie. Sa solidarité avec les Algériens le sensibilisa au drame des Palestiniens. Lorsque De Gaulle, en novembre 1967, rompit avec le caractère unilatéralement pro-israélien de la France, et évoqua la résistance palestinienne, Edmond Michelet et Louis Terrenoire, deux fidèles gaullistes, se tournèrent naturellement vers lui pour lancer une association qui défendrait ce qui devenait la politique arabe de la France. Ce fut l’Association de Solidarité Franco-Arabe (ASFA), une association qui, pendant 41 ans, fut un véritable lobby, un groupe de pression rassemblant des gens de toute sensibilité pour faire face à l’influence importante des thèses pro-israéliennes dans les medias et l’opinion publique. En 2017, ce lobby manque cruellement.

Bitterlin en devint secrétaire général, Terrenoire, ancien ministre et ancien déporté, prenant la présidence, qu’il quittera en 1978 après l’assassinat du représentant de l’OLP Ezzedine Kalak, signe dramatique de la désunion arabe.

L’ASFA défendit becs et ongles cette politique arabe de la France, maintenue sous Pompidou et Giscard – une politique qui, hélas,n’existe plus en 2017 – et lança un journal mensuel de très bonne tenue France-Pays arabes.

Les chrétiens pour la Palestine

En 1970, c’est la Conférence mondiale des chrétiens pour la Palestine, qu’il organisa avec Terrenoire et Georges Montaron, directeur de TC, chrétien de gauche, qui était son plus proche complice, lui, « l’athée de droite ».

Cette conférence, qui réunit des centaines de participants, chrétiens et musulmans, hauts dignitaires et simples laïcs, eut un grand retentissement, peu avant « Septembre noir ». L’ASFA tenta, en vain, de réconcilier l’OLP et la Jordanie, puis construisit des liens forts avec Arafat, à Beyrouth. Le but était alors d’obtenir une reconnaissance par la France de la représentation palestinienne. Ce fut chose faite en 1974. Hélas, le représentant palestinien, Mahmoud Hamchari fut assassiné par le Mossad. La guerre civile éclata au Liban, et Bitterlin multiplia les initiatives pour empêcher ce conflit fratricide.

Un interlocuteur incontournable

L’ASFA créa alors le prix Palestine-Mahmoud Hamchari – qui existe toujours – et le prix de l’amitié franco-arabe.

Du fait de ses contacts au plus haut niveau tant dans les pays arabes qu’au quai d’Orsay, Bitterlin était souvent pendant près de 40 ans, un interlocuteur incontournable dans les conflits, en Libye, entre le Maroc et l’Algérie, entre la Syrie et l’Irak. Il était écouté des dirigeants, tant d’Hafez el-Assad que de Tarik Aziz.

Au sein de l’ASFA et dans les colonnes de FPA, se retrouvaient, rue Augereau, tout près du Champ de Mars, de fortes personnalités, des gens très différents, tous soucieux de justice envers les Palestiniens et amoureux de la culture arabe.

Il y avait le communiste égytien Lotfallah Soliman, l’historien Vincent Monteil – qui expliqua dans un numéro retentissant de France-Pays arabes pourquoi il s’était converti à l’islam – le chrétien socialiste Maurice Buttin. Et aussi, les philosophes, orientalistes, personnalités engagées ou spécialistes comme Eva de Vitray-Meyerovitch, Maxime Rodinson, Henri Loucel, Jacques Berque, Jacques Rondot, l’avocate Michèle Beauvillard, les écrivains Denise Barrat et Philippe de Saint-Robert et tant d’autres. Il y avait des bureaux à Lyon, avec Robert Vial, journaliste, à Rennes avec Gérard Godfroy, à Montpellier avec Philippe Daumas. Il y avait aussi le pasteur Etienne Mathiot et son épouse Elisabeth qui s’occupaient d’Eurabia. Yves Thoralal, et Jean Rabinovici traitaient le cinéma, l’ASFA créant le premier festival du cinéma franco-arabe. Il y avait Gilles Munier, spécialiste de l’Irak.

Les assemblées générales étaient des temps de discussion passionnée, parfois des foires d’empoigne, toujours perturbées à un moment ou un autre par des militants pro-israéliens. Le ministre qui a fait la plus forte sensation fut Michel Jobert, très en phase avec la réalité palestinienne.

Sur la question du Proche-Orient, si le soutien aux Palestiniens de Bitterlin ne se discutait pas, il dialoguait autant que possible avec le « camp de la paix » en Israël, en particulier avec son ami, le général Matti Peled, et un certain nombre de rabbins. Mais ces discussions furent sans lendemain. Et son interview d’Abou Nidal – qui ne signifiait en rien un appui – le coupa de plusieurs amis. Il fut accusé, à tort aussi, de soutenir « le camp du refus ».


Avec le concours de la Ligue arabe

A chaque conflit interarabe, Bitterlin tentait de s’interposer, avec le concours de la Ligue arabe qui, en ce temps réunissait véritablement les pays arabes. Mais il ne pouvait pas, c’est un choix qui sans doute réduisait son action, pendre parti plus explicitement pour un pays ou un autre. Sans doute eut-il des relations privilégiées avec l’Irak, puis avec la Syrie, ce qui lui fut vivement reproché, surtout ces dernières années et engendra des scissions à l’ASFA.

Sa dernière initiative fut, en 2011, une tentative désespérée de médiation entre la Libye de Kadaffi et la France de Sarkozy.

Une des grandes activités de l’ASFA était la défense des travailleurs immigrés. Essentiellement maghrébins, mais pas seulement. L’association allait à la rencontre des maires des banlieues dites «  ‘difficiles » – c’était exactement pareil que maintenant dans les années 70 ! et organisait des semaines culturelles, des rencontres où le rôle de l’islam était toujours dans la conversation.

Contrairement à d’autres associations, l’ASFA se battait tant sur le front diplomatique que dans celui de la vie quotidienne, comptant des militants dévoués à leur commune, au « vivre ensemble », un terme qui commençait à apparaître.

Dans les années 70 et 80, il y avait insuffisamment de mosquées. France-Pays arabes éditait chaque année un « agenda franco-arabe  » – réalisé avec le concours de Stéphane Hessel – destiné aux travailleurs immigrés, dans lesquels ils trouvaient les adresses utiles, y compris celles des mosquées et salles de prière de toute la France. Et l’ASFA aida nombre de maires, comme le socialiste Edmond Hervé à Rennes, à trouver des solutions pour que les fidèles musulmans puissent prier et se retrouver dignement, dans le cadre des lois de laïcité. Des réunions se tinrent à Orléans, à Montpellier.

Les années 2000, qui virent la maladie l’affaiblir peu à peu, signent aussi la fin d’une espérance. Bitterlin soutint ardemment le refus de Chirac de prticiper à la guerre de Bush. Mais la « cause arabe  » semble perdue. Les pays, quand ils ne sont pas en proie à la plus terrible des guerres, celle menée par l’État islamique, sont déchirés. Les Palestiniens, terriblement divisés, n’ont toujours pas d’État. Et la colonisation israélienne s’accélère à un rythme effréné, dans l’indifférence internationale malgré des résolutions de l’ONU sans effet.

Et il manque une voix, dans les émissions de radio et de télévision pour les défendre de façon courageuse et posée : celle de Lucien Bitterlin.

Jean-Michel Cadiot

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