L'amitié selon Abou Hayyen Tawhidi
Sadek Sellam
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L’écoute des penseurs et des mystiques musulmans, si elle était pratiquée, pourrait sortir les jeunes « du cadre étroit de la dogmatique et de la casuistique ». En témoignent les écrits d’Abou Hayya Tawhidi, un penseur du IVème siècle de l’Hégire.


L’importance de l’éthique musulmane

Les mots ami (khalil) et amitié (khoulla) font partie du lexique coranique  : 2-254, 4-125, 17-73, 25-28, 43-67. Dans le verset 4-125 concernant la relation privilégiée d’Abraham avec Dieu, le mot « khalil » est traduit par « intime … » Les égards pour l’ami (Sahib) et la fidélité en amitié font partie des dix « vertus » prophétiques « qui assurent la noblesse du caractère » (makarim al akhlaq). Dans les traités d’éthique, l’amitié, considérée comme sentiment privilégiée, est analysée avec une ouverture d’esprit amenant à conforter les makarim al akhlaq par des emprunts à la sagesse indienne, à la culture iranienne et à la philosophie grecque. Constatant l’importance de l’amitié, le regretté Mohammed Arkoun, qui a renouvelé l’étude de l’éthique par sa thèse sur « l’humanisme arabe au IV° siècle de l’hégire », et sa traduction du « Tahdhib al Akhlaq » (Traité d’éthique) de Miskawayh (philosophe aristotélicien du X°-XI° siècle à Baghdad, chiite imamite d’origine iranienne), promit de lui consacrer une étude à part, mais qu’il n’a pas menée jusqu’au bout. Je dois à Arkoun d’utiles conseils pour l’étude de l’éthique musulmane, dont l’importance m’est apparue au vu de l’accroissement des besoins éducatifs des jeunes musulmans de France. Après s’être consacré à la « critique de la raison islamique », il m’a fait part de son regret de n’avoir pas continué les études sur l’éthique dont l’enseignement ferait sortir du cadre étroit de la dogmatique et de la casuistique dont se contentent les « représentants » de l’islam en France qui n’ont aucune prise sur les jeunes tentés par les radicalisations.

Un grand penseur musulman

L’étude approfondie de l’amitié dans l’éthique musulmane promise par Arkoun a été faite par Marc Bergé (professeur à Bordeaux jusqu’au milieu des années 90). Il s’est en effet spécialisé dans l’étude d’Abou Hayyan Tawhidi, un grand penseur du IV° siècle de l’hégire, qui est l’exemple de musulman sunnite, philosophe et mystique qui a le plus approfondi l’étude de l’amitié.

Dans son ouvrage d’éthique, (al Imta wa al mouanassa, considéré par Bergé comme « une source pour la connaissance de la vie intellectelle et sociale à Baghdad au IV° siècle), Tawhidi mentionne dans la liste des dispositions morales « al Hubb (amour), mais passe sous silence l’amitié, qu’il désigne ailleurs par le synonyme « sadaqa ». Tout juste fait-il allusion à la « Ishra » (sociabilité, connote l’idée de « vivre ensemble »). Cette omission se trouve réparée par la publication de tout un livre consacré entièrement à l’amitié. Les mots « Hubb », « Ishq », « Chaghaf », désignent la passion amoureuse.

Quand il s’agit de l’Amour de Dieu, les grands mystiques préfèrent « mahabba » à Ishq. Cette terminologie mériterait une étude à part consacrée à l’acuité d’un sentiment éprouvé par une élite d’« hommes de Dieu ». On se contente ici de l’évocation de l’amitié que peut éprouver le commun des croyants, en envisageant l’islam comme la religion qui exige de ses fidèles « le maximum d’altruisme, avec le minimum de métaphysique », selon une bonne formule des Comtistes attachés au « Comtisme religieux » qui reste pratiquement censuré dans l’enseignement universitaire.

Cet ouvrage sur « l’ami et l’amitié » est d’autant plus important qu’il fut mis au propre trente ans après le premier jet. C’est dire la qualité des conclusions tirées des thèmes théoriques mais explicitées en fonction d’une riche expérience vécue et à partir de ses entretiens sur ce sujet qui lui tenait à cœur avec les sages parmi ses contemporains.


L’ amitié : un surcroît de vie

L’auteur souligne l’importance de l’« Activité vertueuse » où les obligations sociales, en général, et le devoir d’amitié sadaqa, en particulier, tiennent une place de premier plan et constituent même l’idéal suprême. Pour lui, l’amitié constitue le critère fondamental pour juger des capacités morales d’un groupe humain donné.

Tawhidi estime qu’il est « difficile d’envisager l’humanisme comme l’épanouissement de l’individu dans le mépris des autres humains qui l’entourent ». Il se propose de mettre de l’ordre dans les idées relatives à « l’amitié, la fréquentation des amis, la fraternité, la camaraderie et tout ce qui s’y rapporte, telles que les attentions, la prévenance, la fidélité, l’aide, le conseil, le don sans compter, la compassion, la générosité… »

Dans son épitre sur « l’amitié et l’ami », il rapporte les réponses d’un sage qu’il a interrogé sur l’intimité de sa relation avec un magistrat :

- « Je vois entre toi et le juge une communauté d’esprit, une amitié intellectuelle, une collaboration naturelle, une aide spontanée. D’où cela provient-il et comment cela se manifeste-t-il ? »
- « …Ma confiance en lui et sa confiance en moi ne font qu’un. Nous jouissons d’une paix de l’âme et d’une sérénité entre nous qui ne se gâtent pas avec le temps et qui, même par la contrainte, ne peuvent changer. Le sort et les astres ont établi entre nous une ressemblance surprenante et une collaboration étrange. »

Le sage parle des « secrets de la véritable amitié : ressemblance profonde, différences superficielles, intimité et compréhension totales qui se résument dans cette formule : « comme si lui c’était moi. » Cela rappelle à Tawhidi, qui était féru d’hellénisme (une véritable mode intellectuelle sous les Bouyides qui réhabilitèrent le Mutazilisme), la formule célèbre d’ Aristote : « L’ami c’est un autre soi-même. » L’interlocuteur de Tawhidi ajoute : « Ce qui me réjouit dans son amitié, ce n’est pas le profit que je peux en tirer, car son amitié ne peut m’apporter ce que je trouve déjà dans la vie. Je n’aime pas seulement la vie, parce que je vis, mais j’aime également tout ce qui donne à la vie un surcroît de vie, ce qui cueille pour moi ses fruits, ce qui m’apporte son souffle, ce qui me mêle à son parfum et à ses douceurs ».

La pensée de Tawhidi et le recours à l’Évangile

Soucieux de prendre « la sagesse là où on la trouve » (hadith), Tawhidi n’hésite pas à illustrer ses propos par des citations des évangiles : « Quant au Seigneur, il faut que tu l’aimes de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même ». Cela semble être une citation de mémoire St Jean (XIII, 33) : « Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous aimés ».

Tawhidi répète ce que lui avait dit un de ses amis, un chrétien de Baghdâd : « On a dit à Jésus : explique nous, Esprit de Dieu, ce qui différencie ces deux amours, de sorte que nous soyons prêts à aimer Dieu et notre prochain avec clairvoyance et justesse ».
- « L’ami, répondit Jésus, tu l’aimeras pour toi-même et toi, tu t’aimeras pour ton Seigneur. Lorsque tu protégeras ton ami, c’est pour toi-même que tu le protégeras et lorsque tu te donneras généreusement toi-même, c’est pour ton Seigneur » Luc, Matthieu, Marc, Deutéronome, Lévitique.

Tawhidi remplace « le prochain » des évangiles par « l’ami ». Il se réfère au propos de Omar (le deuxième Calife) et au compagnon Saad Ibn Abi Waqqas :
« Lorsque Dieu aime une créature, il la fait aimer de ses autres créatures. La place que tu occupes auprès de Dieu est celle que tu occupes aux yeux des hommes et sache que la considération que Dieu a pour toi est celle que tu dois avoir pour lui. On a dit aussi que lorsque Dieu aime une créature, il lui accorde son affection qui devient tel un breuvage, quiconque en boit aime cette créature. Mais lorsque Dieu déteste une créature, son aversion devient un breuvage tel que quiconque en boit hait cette créature ».

Il y a un hadith du Prophète qui, par sa définition de l’amour fraternel, se rapproche de la définition de l’ami : « Aucun de vous ne croit s’il ne préfère pour son frère ce qu’il préfère pour lui-même. » Ce hadith légèrement remanié est appliqué au djalis, l’ami qui vous tient compagnie, qui est assis à vos côtés » ; le « sadiq » étant, l’ami vrai et sincère qui dit la vérité (sidq) :

« Le Prophète mangeait des dattes, un ami assis à ses côtés. Lorsque ce dernier aperçut de mauvaises dattes, il dit au Prophète : Donne-les ici, je vais les manger. -Je ne suis satisfait, répondit le Prophète, pour mon ami, que de ce dont je suis satisfait pour moi-même » (la ardha li djalissi illa bi ma ardhahu li nafsi). On a là une définition indirecte de l’ami « comme un autre soi-même ».


La sagesse du désert

Tawhidi complète par une sagesse du désert, où les sentiments sont poussés à leur paroxysme et rapporte la parole d’un bédouin  : « L’affection que je ressens pour mon ami dépasse celle que j’ai pour mon père, ma mère, ma sœur, mon cousin, ma cousine, mon amante… Je vois le monde par ses yeux ; je trouve chez lui ce que je cherche quand je m’approche ; lorsque nous nous regardons, nous échangeons la coupe de l’amitié, et lorsque nous nous taisons, nous communiquons par le langage de la confiance ». Pour un autre, «  l’ami est celui qui te dit la vérité sur lui-même pour qu’il connaisse clairement ton attitude (à son égard) et qui te dit également la vérité sur ton compte pour que tu saches ce qu’il pense de toi. Car vous deux, vous partagez vos situations, dans le bonheur et dans le malheur, dans l’épreuve et dans la félicité… » Un autre sage estime que « lorsqu’un de mes amis meurt, je perds un membre ». « Un autre a écrit à un de ses amis : quelqu’un de semblable à moi a commis une faute ; quelqu’un de semblable à toi a pardonné ».

Tawhidi, musulman, philosophe et mystique est avant tout lui-même. Il a illustré sa pensée personnelle par des citations empruntées à de grands auteurs…

Une expérience personnelle

Après avoir décrit la vie idéale de deux amis, Tawhidi passe en revue les obstacles à la réalisation de l’amitié, qui devaient être passablement nombreux à son époque, marquée par une certaine dissolution des mœurs et les progrès du réalisme, devenu parfois synonyme de cynisme. D’où l’amertume qui se ressent dans plusieurs des passages de son épitre.

« Si vous avez du mal à comprendre cela (l’union qui existe entre deux amis), c’est que vous n’avez pas vu de véritable amitié et vous n’avez pas été véritablement amis. Vous êtes plutôt entre vous des connaissances que l’espèce animale a rassemblées, que la race humaine a organisées et qu’ensuite, le pays, le voisinage, la profession, la parenté ont rapprochées. Mais malgré tout ce qui vous rassemble, vous lie à une organisation, vous rapproche, vous êtes séparés, au plus haut point, par la jalousie, implantée dans vos cœurs, par la rivalité, les intrigues qui vous éloignent les uns des autres ». Cela reste proche d’Aristote pour qui « l’amitié est une sorte de vertu, ou du moins elle est toujours escortée de vertus » ; et de Cicéron : « l’amitié ne peut exister qu’entre hommes de bien. L’amitié n’est rien d’autre que l’accord sur toutes les choses humaines, accompagné de bienveillance et d’affection et, je crois bien que, la sagesse exceptée, rien de meilleur n’a été donné à l’homme par les dieux immortels. »

Ainsi Tawhidi qui part de l’expérience vécue, source pour lui d’inquiétude due à une certaine amertume liée à toute sorte de déceptions aboutit aux mêmes conclusions que ces grands théoriciens, qui écrivent dans la « sérénité » (comme l’émir Abdelkader : « inni aktoubou fi as Sakina » - « j’écris dans la sérénité ») et commencent leurs traités par des définitions déjà parfaites. A ceci près : Tawhidi croit au Dieu unique et transcendant d’Abraham et se réfère explicitement à l’enseignement du Christ (appelé akhi Issa, « mon frère Jésus » par le Prophète), auquel il complète les apports de la sagesse bédouine.

Tawhidi (dont Kitab al Muqabassat était lu par Afghani, ce qui scandalisait les canonistes-casuistes d’El Azhar) est un modèle d’ouverture d’esprit. Il ne craignait pas de perdre son âme en acceptant les apports d’autrui. Pour sortir de l’ornière, les musulmans d’aujourd’hui gagneraient à méditer son exemple, en commençant par redonner à l’éthique l’importance qu’elle avait dans l’enseignement islamique avant son rétrécissement.

Sadek SELLAM


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