Le "corps en trouble", Judith Butler
Nibras Chehayed
"Les religions et le corps" Page d'accueil Nouveautés Contact

Comment aborder la question du corps si le sexe n’était pas une donnée naturelle ? A cette question bouleversante, Judith Butler consacre de puissantes analyses que Nibras Chehayed aborde d’une manière accessible.

Le corps dénaturalisé

Il serait rassurant de trouver un socle solide sur lequel on pourrait penser nos identités sexuelles. A cet égard, l’idée de la « nature » semble nous fournir le socle recherché : une nature universelle et binairement répartie entre une substance masculine et une autre féminine. Selon cette perspective essentialiste, « une personne est un genre et […] elle l’est en vertu de son sexe », dit naturel (TG, p. 91). Le sexe biologique fonctionnerait alors comme cause du genre, et déterminerait nos désirs sexuels. Toutefois, ce socle « rassurant » ne l’est pas vraiment. Il aboutit en réalité à une fixation hétérosexuelle des identités qui a souvent servi, même sans le savoir, à exclure ceux et celles qui ne rentrent pas dans son système. Il a servi aussi à hiérarchiser les sexes en prétendant définir la nature de l’homme et celle de la femme (1).

Les pensées féministes cherchent à déstabiliser cet ordre essentialiste des identités. Selon Simone de Beauvoir par exemple, la « femme » n’est pas l’effet d’une cause naturelle, biologique, mais résulte plutôt de « l’ensemble de la civilisation ». « On ne naît pas femme : on le devient », affirme l’auteure de Le deuxième sexe qui met en cause les idées préétablies sur la féminité
(2). Plusieurs féministes suivent les intuitions fortes de Simone de Beauvoir, et l’œuvre de Judith Butler occupe à cet égard une place particulière.

Butler déconstruit à sa manière le lien, dit causal, entre sexe et genre
(3). Elle va pourtant plus loin pour mettre en question l’idée d’un sexe « naturel » : « Si l’on mettait en cause le caractère immuable du sexe, on verrait peut-être que ce que l’on appelle «sexe» est une construction culturelle au même titre que le genre ». L’hypothèse de Butler consiste à penser qu’«  il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux [genre et sexe] » (TG, p. 69). Il n’y a pas un sexe purement naturel dans la mesure où le corps est toujours donné comme genré, et ainsi comme culturellement, socialement, et politiquement construit. En effet, la distinction entre sexe et genre présuppose que « le ‘corps’ existe en général avant de prendre sa signification sexuée », alors que pour Butler, lectrice de Lacan, de Foucault et de Derrida, le corps n’existe pas sans langage, et ainsi sans être marqué par la force du discours et les normes qu’il circule (TG, p. 248).

Pour accentuer la dénaturalisation du corps, Butler évoque un nombre considérable d’exemples scientifiques et littéraires qui mettent en scène la construction du sexe, qu’on a l’habitude d’aborder comme une pure donnée naturelle. Elle mentionne par exemple l’étude de l’équipe du biologiste David Page, selon laquelle « 10 % au moins de la population porte des variations chromosomiques qui n’entrent pas parfaitement dans les catégories de femelles XX et de mâles XY » (TG, p. 217-218)
(4). Que cette spéculation soit correcte ou exagérée, Butler montre que c’est par « convention culturelle que Page et d’autres décident qu’un individu XX à l’anatomie ambiguë est mâle » (TG, p. 220-221). Les autres études scientifiques que Butler consulte, comme celles d’Anne Fausto-Sterling, d’Eva Eicher et de Linda Washburn, lui permettent de réaffirmer que les déterminations scientifiques des sexes sont imprégnées de normes culturelles, identitairement binaires : « Distinguer le sexe du genre devient une tâche d’autant plus difficile une fois que nous avons compris que les significations genrées structurent les hypothèses et le raisonnement de ces recherches biomédicales qui visent à établir que le «sexe» précède les significations culturelles qu’il prend » (TG, p. 220).

Dans la même perspective, Butler évoque le cas déroutant de l’hermaphrodite Herculine Barbin (1838-1868), examiné par Foucault. Médicalement, Herculine a été considéré(e) comme « femme », puis elle/il a été obligé(e) de devenir « homme » par une décision de justice. Ici, « les conventions linguistiques […] trouvent leurs limites en Herculine précisément parce qu’elle/il fait converger et bouleverser les règles qui commandent au sexe/genre/désir  » (TG, p. 94). Le sexe d’Herculine, à laquelle on a attribué juridiquement et médicalement une identité d’homme puis une identité de femme, n’est pas alors une donnée naturelle. Il est plutôt « le produit d’un certain régime de sexualité qui vise à réguler l’expérience sexuelle en faisant fonctionner les catégories distinctes du sexe comme des fondements et des causes pour parler de la sexualité » (TG, p. 94).

Par les cas perplexes qu’elle évoque, Butler ne cherche pas à renier les données anatomiques. Son refus de réduire le sexe à une donnée naturelle vise plutôt à affirmer la dimension constructiviste du corps. Ce corps, sa sexualité et son anatomie ne peuvent être abordés qu’à partir des discours qui imprègnent par leurs forces normatives ce qu’on pensait être purement naturel. A ce titre, le corps est une construction, dont il faut prendre compte afin de déconstruire les structures essentialistes qui servent à exclure ledit « anormal ».

Le corps « performatif »

Pour développer son approche constructiviste du corps, Butler emprunte au philosophe anglais John Austin son idée de la performativité, mais la déplace sur le terrain du genre. Austin distingue entre les énoncés « constatatifs » et « performatifs ». Les premiers décrivent un état de choses, et peuvent être, à ce titre, vrais ou faux. C’est le cas de l’énoncé « le ciel est bleu », « le chat est sur le paillasson », etc. Quant aux énoncés performatifs, ils produisent ce qu’ils énoncent. Par exemple, l’énoncé du mariage, prononcé intentionnellement par le prêtre au moment de la célébration, et adressé à des personnes éligibles, effectue le mariage. Le performatif ne décrit pas ainsi quelque chose qui lui préexiste, mais produit plutôt ce qu’il dit. A ce titre, il ne relève pas de l’ordre du faux et du vrai, mais sa logique est celle de la « félicité » : un énoncé performatif peut réussir ou échouer. Butler aborde le genre en termes de performativité, mais en mettant l’accent sur la dynamique citationnelle (5). Pour concrétiser cela, prenons l’exemple de l’attribution du genre à un bébé. Appeler un bébé « garçon » ou « fille » ne relève pas d’abord, selon Butler, de l’ordre descriptif. Il s’agit avant tout d’un énoncé performatif qui doit être « identifiable en quelque sorte comme ‘citation’ » d’un ensemble de normes (CC, p. 27). Cet énoncé est performatif dans la mesure où il produit au fil du temps, et par la réitération, « les effets de ce qu’il nomme » (CC, p. 16). En nommant un bébé une « fille », on lui impose « une certaine ‘fillation’ » : « c’est là […] une ‘fille’, qui est contrainte de ‘citer’ la norme pour être toujours considérée comme telle et rester un sujet viable. La féminité est […] la citation contrainte d’une norme, dont l’historicité complexe est indissociable de relations de discipline, de régulation et de punition » (CC, p. 234). L’« identité » sexuelle relève de cette dynamique performative qui peut produire, par la réitération, ce qu’elle évoque de normes pour être « garçon » ou « fille ». Cet ensemble de normes qu’on cite, souvent sans le savoir, stylise le corps : « Le genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’acte répétés à l’intérieur d’un cadre régulateur des plus rigide, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être » (TG, p. 109-110).

En dénaturalisant le sexe, et en abordant le genre en termes de performativité et de réitération, Butler aspire à dépasser l’idée d’une identité originale. Il n’y a pas un garçon en soi ou une fille en soi qu’on instancie. Ceux-ci sont plutôt des productions qu’on continue à reproduire. Dans ce sens, Butler indique que « l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original » (TG, p. 261). Pas d’origine donc, indique Butler, mais une série interminable de copies, de parodies, et de citations qu’on ne cesse d’interpréter : « Toute citation est à la fois une interprétation de la norme et une occasion de révéler que la norme elle-même est une interprétation privilégiée », qu’on a souvent utilisé pour exclure ceux et celles qui ne lui adhèrent pas (CC, p. 118). A ce dernier niveau, on essentialise les genres au lieu d’assumer leur production performative. On les prend ainsi pour des entités homogènes alors que « le genre est institué par les actes marqués par une discontinuité interne » (TG, p. 265). Butler insiste sur la discontinuité au sein de l’« identité » : « La permanence d’un soi genré est structurée par des actes répétés visant à s’approcher de l’idéal du fondement substantiel pour l’identité, mais qui, à l’occasion de discontinuité, révèlent l’absence, temporelle et contingente, d’un tel fondement » (TG, p. 265). A cet égard, la stabilité identitaire camoufle les tensions de l’identité, ses contradictions, et la possibilité de son effondrement ou de sa métamorphose.

Dans cette perspective, on comprend que les normes identitaires qu’on cite sont susceptibles d’être déconstruites. Butler prend ici l’exemple des qualifications outrageuses qu’on utilise pour identifier les homosexuels, et qui peuvent acquérir, contre le gré de ceux qui les prononcent, de nouvelles significations. Le mot « queer », par exemple, était forgé pour plonger dans la honte certains sujets qui n’entrent pas dans les normes hétérosexuelles répandues. Il vise à produire ainsi, par sa force performative et répétitive, un sujet blessé et humilié. Toutefois, ce mot a changé de signification et est devenu un symbole de résistance. Le « queering » s’est transformé en engagement intellectuel, social et politique contre l’exclusion dont souffrent certains sujets (CC, p. 231). Assumer le pouvoir des mots sur nos corps, c’est aussi assumer le pouvoir de déconstruire les discours que ces mots font circuler ! Ce pouvoir exige de longues analyses qu’on ne peut pas malheureusement développer dans cette introduction à la pensée de Judith Butler.

Cet article introductif s’est contenté d’exposer la perspective générale de l’auteure de Trouble dans le genre et Ces corps qui comptent. Selon Butler, il n’y a pas un corps pré-linguistique. Le corps prend place plutôt à travers une dynamique de performativité qui produit par la répétition des effets qu’on pensait être naturels. Mais plus tard, Butler met en lumière l’insuffisance de cette perspective. Elle note par exemple dans « Le corps en pièces : réponse à Monique David-Ménard » que « le langage – y compris ses normes, formes et constructions internes – participe à cet acte de fabriquer le corps, mais le corps même n’est jamais tout à fait capturé ou épuisé par ces efforts pour le ‘faire’ ». Autrement dit, le langage reste incapable d’épuiser « le statut ontologique du corps », comme le pensait les premiers travaux de Butler
(6). Cette limite, que reconnaît Butler, peut expliquer pourquoi on pourrait avoir une certaine résistance en la lisant. Toutefois, il n’est guère possible d’esquiver ses questions qui bouleversent l’idée qu’on se fait de son « corps » et de son « identité ».

Nibras Chehayed

1-Faute d’espace, cet article évoquera uniquement, et sans pouvoir rentrer dans les détails, deux ouvrages : Trouble dans le genre : Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, éditions La découverte, 2005 (abrégé désormais TG) ; et Ces corps qui comptent, Paris, éditions Amsterdam, 2009 (abrégé désormais CC).
Pour consulter d’autres ouvrages de Butler sur la même question, voir surtout : Le pouvoir des mots, Paris, éditions Amsterdam, 2008 ; et Défaire le genre, Paris, éditions Amsterdam, 2012.
/ Retour au texte
2-Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Gallimard, 1976, p. 13. / Retour au texte
3-Dans ce contexte, Butler discute plusieurs théories féministes, et porte un intérêt particulier aux œuvres de Luce Irigaray et de Monique Wittig. / Retour au texte
4-L’étude de l’équipe de Page mentionnée ici a été publiée en 1987 sous forme d’article : « The Sex-Determining Region of the Human Y Chromosome Encodes a Finger Protein ». / Retour au texte
5-n insistant sur la dynamique citationnelle, Butler adopte la lecture derridienne d’Austin qu’il développe dans « Signature évènement contexte » in Marges de la philosophie, Les éditions de minuit, Paris, 1972, p. 356-393. Sur la même question, voir aussi Limited Inc., Galilée, Paris, 1990. / Retour au texte
6-Butler, « Le corps en pièces : réponse à Monique David-Ménard » in : Monique David-Ménard (dir.), Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, éditions Campagne première, Paris, 2009, p. 215. / Retour au texte

Retour au dossier "Les religions et le corps" / Retour page d'accueil