" Le prophète et notre temps "
Mustapha Cherif
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« Le Prophète et notre temps » (1) est le titre d’un ouvrage de Mustapha Chérif. Selon lui, l’histoire de l’Occident a forgé une civilisation du repli sur l’individu. La rencontre de l’islam, dans notre pays, pourrait ouvrir le désir de l’homme occidental aux dimensions de l’Absolu.


Révélation et respect de la vie humaine

L’époque moderne est marquée par l’oubli des prophètes et du sacré. Elle se fonde sur un autre horizon aux trois figures qui tiennent compte surtout du démonstratif, du calculable et de l’individu : la techno-science, le capitalisme, la sécularité outrancière. Comme dit Heidegger, c’est une forme d’arraisonnement, à comprendre aussi comme remise en cause des fondements de la vie humaine, telle qu’elle était conçue depuis l’ère abrahamique. Elle correspond, selon ce philosophe, à « la métaphysique approfondie jusqu’à son terme » (2).

La modernité selon l’Occident est comme une tête de Janus. D’un côté, le visage inhumain de l’individu autocentré, de la volonté de puissance, de l’athéisme et du laïcisme dogmatique, de la jouissance à tout prix et du « culte du veau d’or », de l’idolâtrie de la raison instrumentale ; de l’autre, le visage ouvert de la création, de la liberté, de la recherche illimitée, des découvertes, de l’élévation de la condition humaine, de l’inspiration qui prend le risque de s’exposer et d’habiter en poète. Le Prophète nous dirait aujourd’hui qu’édifier l’être commun sur la seule base du discours poétique ou philosophique, qui peut autant illuminer qu’aveugler, n’est pas la voie préconisée par le monothéisme, notamment musulman, même si ces deux dimensions sont respectées.

La Révélation, intrusion de l’Absolu dans le temps des hommes, dont la source est l’Eternité, vise l’origine, le présent et l’avenir de chacun, afin que l’individu et la communauté, le monde et l’au-delà du monde, le cœur et la raison, s’articulent et ne se nient pas. C’est au respect de la vie humaine, à la civilisation du vivre-ensemble que le Prophète appelle, à partir du souvenir de l’origine et du devenir de la vie humaine.

« Il est clair, comme le dit Jacques Berque, que cela est possible par-delà la difficulté de maîtriser la techno-science et de changer la vie, et que la révolution technique peut être non seulement assumée, mais par eux (les musulmans) façonnée à leurs propres fins … Les peuples doivent pouvoir s’affirmer tels qu’ils se sentent et se veulent, et les peuples d’islam tout comme les autres » (3). Dans un texte tardif, intitulé « Dialogue avec un Japonais », Heidegger confirme qu’il est possible que la question moderne de l’être se dise et se conçoive à partir des possibilités propres à une autre langue, à une autre culture.

Comment vivre ensemble ?

Mais il est de plus en plus difficile de vivre ensemble autrement et d’habiter religieusement, poétiquement, humainement à cause du refus du droit à la différence, de l’oubli du sens de l’humanité selon la version abrahamique, des conditions de la suprématie de la technico-science, et du rejet de la pluralité. En réaction, le monde musulman se replie sous la figure mutilée du rejet de l’évolution, traumatisé par le fait qu’au sein de l’Occident les formes de vie et de rapports sociaux traditionnels fondés sur les valeurs monothéistes, sont contredites par la tendance moderne. Aujourd’hui, le Prophète est deux fois incompris, parfois par les siens et souvent par les autres. L’enjeu concerne en particulier le concept du temps en islam. Le Prophète recommande de vivre son temps et de recevoir le Coran, comme s’il était révélé à chacun d’entre nous, en tout temps et tout lieu. Il exige d’assumer la marche du temps sans amnésie du passé ni illusion sur l’avenir. Le temps, rappelait le Prophète, s’exprime en une diversité de notions : waqt, zaman, dahr etc. … parmi lesquelles celle de l’instant (hîn ilâ hîn) est primordiale. La vie est vécue comme une succession d’instants, en devenir ; une vie, certes, tournée vers l’au-delà, le temps éternel, l’origine, mais avec aussi pour tâche de sortir du temps linéaire en assumant le devenir.

Chaque instant, selon le Prophète, doit être vécu par le musulman en tant qu’instant présent et non pas comme acquis définitif ou comme ce qui garantit l’avenir. Cette vision empêche la démesure, de prétendre, de s’illusionner ou de se leurrer en s’imaginant que nous serions maîtres du temps, même si nous devons nous engager dans le monde et assumer nos responsabilités. L’idée que le temps de la vie, qui est entre les mains du Créateur, peut s’arrêter à chaque instant, permet de préserver un rapport différent au monde. En conséquence, selon le Prophète, la perception du temps devrait permettre d’apprécier la vie avec humanité et confiance tout à la fois.


Le souvenir permanent du Créateur

Le Prophète demande d’honorer la vie, qu’il définit comme grave et belle, passagère et fragile, ni avec légèreté ni avec tragédie. Il s’agit de se fonder sur la pulsion de vie naturelle, la fitra, d’affirmer l’humanité de chacun par le souvenir permanent du Créateur, et en même temps de se projeter sans cesse. D’où la sagesse qui lui est attribuée : « Vivre comme si on ne devait jamais mourir et adorer Dieu comme si on devait quitter ce monde dans un instant. » Plus encore, dit-il : « Adorer comme si on voyait Dieu car si on ne le voit pas, lui nous voit. » C’est la fonction du cœur par le dhikr, le rappel continu. Il s’agit de vivre un rapport au temps qui consiste à accueillir, à rassembler et à vivre à la fois le réel et le mystère. C’est-à-dire se mettre en mouvement pour tenter d’harmoniser ou, du moins, lier le temps de la finitude et celui de l’infini. Le musulman ne doit pas perdre de vue que le temps est éphémère, passager. Le temps d’une vie humaine est infinitésimal, une fraction de seconde par rapport au temps de la création et presque rien par rapport à l’éternité. Le croyant a pour fonction d’assumer l’existence, de patienter, se maîtriser et tenter de vivre en réalité ce laps de temps court et décisif à la fois. C’est un des aspects de la sagesse enseignée par le Prophète.

Ce rapport fondamental est entretenu, rythmé et tenu par la pratique elle-même de la croyance. A chaque instant, demande le prophète, le musulman doit se garder de l’oubli, ne jamais négliger la référence à Dieu. Pour tout acte entamé il doit, dit-il, prononcer le nom de Dieu par la formule de la basmala, « au nom de Dieu », (bismillah), « louange à Dieu » : à chaque instant et au moins cinq fois par jour dans la prière rituelle, une fois par semaine, le jour de l’Assemblée, le vendredi, une fois par an avec le jeûne du Ramadan, une fois dans sa vie, au moins, avec le pèlerinage, pour celui qui en a les moyens, le croyant communique avec son Créateur et doit faire son examen de conscience.

Une trajectoire de disqualification

Depuis plus de 2000 ans, d’Aristote à Husserl, l’Occident moderne s’est forgé dans un mouvement incapable de penser l’infini, l’Invisible, l’Au-delà. Mouvement de rupture de glissement, de l’anticléricalisme à l’anti-religion : athéisme et laïcisme dogmatiques. L’histoire de la chrétienté et de l’Empire romain, puis du capitalisme, avec leurs prouesses et leur force, est au cœur de cette trajectoire de disqualification de la religion, de la dénégation et de l’oubli qui ont produit de l’émancipation émancipée du spirituel et du droit à la différence.

Tout le monde dénonce le nihilisme de notre temps ; cependant, il y a divergence au sujet des causes. Dans les années trente du XXème siècle, les grands penseurs occidentaux n’ont ni vu venir ni penser les catastrophes comme le colonialisme, le nazisme, et aujourd’hui la marchandisation impériale du monde, le néocolonialisme, la haine des valeurs spirituelles et partant de l’islam qui prend la figure du dissident au sein des branches du cycle abrahamique.

L’énergie qui vient de l’Esprit

La plupart des théories du développement, dans l’aire occidentale, gravitent autour d’un étrange sismographe politique : ne rien vouloir savoir de l’énergie qui vient de l’Esprit, elles ne considèrent que l’équation Energie = matière. On ne veut plus réfléchir sérieusement à des notions comme révélation, prophète, religion, ordre symbolique, âme etc. Mais l’avenir est incertain, inattendu, imprévisible. Faire découvrir le Prophète, c’est aller à la rencontre d’un autre avenir, ne pas s’abandonner, vouloir aider l’Occident à se mettre dans l’axe de l’autre qu’il ignore, à rejoindre l’arbre des civilisations abrahamiques dont il s’est volontairement détaché. Il faut espérer ce retour, sans rien renier de ses acquis liés à l’exercice de la raison.

Dans le contexte de l’histoire de la métaphysique et de son ambivalence, pour l’Occident, l’Orient est comme un point aveugle qui suscite fascination et répulsion. Résultat : le Prophète reste méconnu et son image déformée. Les travaux d’orientalistes n’ont pas dénoué le nœud, mais l’ont compliqué. L’islam est perçu comme l’autre version du monde qui interpelle, que l’Occident fuit, ne pense pas, n’imagine pas, ou aborde sous des formes qui légitiment non seulement les représentations négatives, mais les visées bellicistes.

Distinction de l’Église et de l’État,
distinction de l’État et du capital

Aujourd’hui, hantée par le spectre de la religion et celui de l’oubli de la morale et de la dissolution du sens, l’Europe, face à l’islam, semble impuissante à aborder la question avec sérénité et objectivité. Le monde musulman actuel, marqué par des archaïsmes politiques, des retards économiques et des faiblesse culturelles, est en même temps celui qui maintient encore vivante une humanité singulière, qui « résiste » au système hégémonique du rationalisme instrumental, de l’athéisme dogmatique et du capitalisme sauvage, aggravé par le recul du droit et la politique des deux poids - deux mesures. C’est cela qui est troublant pour les discours dominants et simplificateurs.
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Pour l’islam, le Prophète a ouvert les possibilités de la responsabilisation sur la base de la sécularité, de la raison et du libre-arbitre, sans démagogie ni aveuglement, en rappelant que tout est relatif sauf l’Absolu, qu’il n’y a pas de dieu sauf Dieu. Ces concepts peuvent être pensés et vécus autrement que comme imitation de la vision chrétienne. La question est d’autant plus grande que la véritable sécularité pour les musulmans de notre temps doit veiller aussi bien à la distinction de l’Eglise et de l’Etat qu’à l’autre distinction, celle de l’Etat et du capital, du capital et de la science. Distinguer religion et politique ne suffit pas, il faut aussi le faire pour les autres dimensions.

Mustapha Cherif

1- « Le Prophète et notre temps » , Mustapha Cherif. Ed. Dar Albouraq, 2012
2- Heidegger, « Essais et Conférences », Gallimard, Paris 1966
3- Jacques Berque, « L’islam au temps du monde », Sindbad-Actes Sud 2002

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