Les douleurs de l'enfantement
Anne-Sophie Vivier-Muresan
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Anne-Sophie est théologienne ; elle est aussi maman de deux jeunes enfants. Leur venue au monde fut, à ses yeux, une expérience à la fois charnelle et spirituelle.

Les douleurs de l’enfantement au cœur du texte biblique

Les douleurs de l’enfantement représentent un thème cher au texte biblique. Nous oserions même affirmer qu’il s’agit là de son propos le plus essentiel. On le trouve en effet dès les premiers chapitres de la Genèse, à l’issue du récit de la création : après la désobéissance du couple archétypal et la consommation du fruit interdit, Dieu annonce à la femme : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine, tu enfanteras des fils » (Gn 3, 16). Faisant pendant à cette « malédiction » initiale, le dernier livre de la Bible (l’Apocalypse), dont la portée est eschatologique, dresse la vision d’une femme affrontant un dragon alors qu’elle est en proie aux douleurs de l’enfantement (Ap 12, 2).

Entre les deux « bouts » du texte biblique, ce thème apparaît à plusieurs reprises, le plus souvent sous forme métaphorique. Le livre d’Isaïe, par exemple, dans deux passages à teneur apocalyptique, décrit déjà en ces termes le « travail  » de libération du peuple hébreu et la venue du règne de Dieu (Is 26, 17-18  ; Is 66, 7-8). Le Nouveau Testament assume et intensifie cet usage : de nombreux versets, dont certains placés dans la bouche même de Jésus, évoquent les douleurs de la femme qui accouche, que ce soit pour signifier le mystère de Pâques (Jn 16, 21), la paternité spirituelle (Gal 4, 19) ou l’attente du Royaume de Dieu (Rm 8, 22 ; 1 Th 5,3). Quant à la vision de l’Apocalypse mentionnée plus haut, on a pu voir dans cette femme Marie enfantant le Messie mais aussi l’Eglise, communion de tous les baptisés, enfantant la vie du Christ ressuscité.

Cette réalité est donc au cœur du mystère chrétien.

Les douleurs de l’enfantement, douleurs d’« ouverture » (1)

Or la femme qui accouche sait que les douleurs de l’enfantement ne sont autres que la souffrance provoquée par l’ouverture de son corps, un corps qui doit s’écart(el)er pour laisser passage à un autre, pour se laisser traverser par un autre – son enfant. C’est là qu’est la douleur ; en son faîte, la mère peut avoir le sentiment de n’être plus qu’« ouverture », pur écartèlement qui libère l’enfant. Et l’on comprend pourquoi les douleurs de l’enfantement – et plus largement l’enfantement – désignent par excellence l’expérience chrétienne. Etre chrétien, c’est s’ouvrir. S’ouvrir au Christ-Dieu, s’ouvrir aux hommes. Une ouverture qui seule permet l’enfantement à et de la vie divine. Une ouverture que le péché rend tragiquement difficile, douloureuse. Notre cœur est aussi fermé que l’est le corps de la femme. C’est à cette lumière qu’il faut relire la « malédiction » de la Genèse. Dieu a inscrit dans le corps de la femme la vérité de l’Homme : un appel à s’ouvrir pour laisser passer la vie ; un appel qui, toutefois, ne peut être vécu sans souffrance tant l’étau du péché est serré – mais une souffrance, comme le dit le texte de Jean (Jn 16, 21), que l’on oublie aussitôt la vie « libérée ».

La suite du texte vient confirmer cette lecture des malédictions de la Genèse comme « inscription corporelle » de la douleur inhérente à la venue du Royaume dans notre condition d’hommes pécheurs. La malédiction adressée à Adam, en effet, concerne l’autre métaphore par excellence du Royaume, celle d’une plante qui germe, pousse et se déploie
(2) : « Maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage, tu mangeras ton pain » (Gn 3, 17-19).

L’homme, appelé à s’ouvrir, de corps et d’esprit

Le livre de la Genèse nous révèle par là la solidarité étroite du corps et de l’esprit humains (3). En d’autres termes, le corps est métaphore de l’esprit. Métaphore non seulement textuelle mais de chair et d’os. Le corps dit l’esprit. L’esprit – ou cœur – humain est créé pour s’ouvrir à autrui et le corps en témoigne. Par-delà le lieu hautement symbolique de l’enfantement, le corps lui-même est « ouverture » à l’autre. Ouverture des yeux, appelés à le regarder, ouverture des oreilles, appelées à l’écouter, ouverture de la bouche, appelée à lui sourire et lui parler, ouverture des bras, appelés à l’embrasser. Une ouverture que le petit d’homme apprend progressivement. C’est en effet tout l’enjeu des premiers mois que de voir ce petit être spontanément replié sur lui-même, yeux et bouche fermés, s’ouvrir peu à peu : premiers longs regards, premiers sourires, premiers bras tendus et un corps qui peu à peu se déploie. Métaphore de l’ouverture progressive de son cœur-esprit au monde qui l’entoure.

Jésus, l’« ouverture » divine faite homme

Jésus, en ce sens, est l’ouverture divine faite homme, corps et cœur-esprit. Jésus est ouverture inconditionnelle à tous ceux qu’il rencontre. Une ouverture telle qu’il n’est plus que cela : un passage, une béance, qui laisse voir Dieu et par laquelle Dieu peut aller aux hommes et les hommes à Dieu. « Qui m’a vu a vu le Père » nous dit-il dans l’évangile de Jean (Jn 14,9). Ou encore : « Je suis la Porte » (Jn 10,9) ; « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie  » (Jn 14,6).

Ouverture du cœur : l’Evangile est avant tout témoignage de l’attitude accueillante de Jésus à l’égard de tous, à commencer par ceux qui sont facilement rejetés à son époque : les lépreux, les pécheurs, les païens, les pauvres, les femmes et les enfants… Ouverture du corps : c’est sur la Croix que le corps de Jésus s’ouvre définitivement pour le salut des hommes – d’une ouverture aussi douloureuse (sinon mille fois plus) que celle de l’accouchement  : déchirure des clous, qui, en fixant ses bras à la croix, les laissent grand ouverts pour embrasser le monde ; béance de sa poitrine, transpercée par le coup de lance d’un soldat romain et de laquelle s’écoulent du sang et de l’eau (Jn 19, 34), symboles bibliques de vie – écho étonnant du sang et de l’eau s’écoulant du corps de la femme qui enfante ? « Ouvertures » que le corps ressuscité du Christ porte encore, comme en témoigne sa rencontre avec Thomas, ce disciple qui ne pouvait croire en la résurrection et que Jésus invite à mettre la main dans ses plaies (Jn 20, 27).

Le mystère pascal

Le mystère de Pâques, en ce sens, ne doit pas être seulement compris comme un « passage » – passage de la vie à la mort et de la mort à une vie nouvelle  – comme l’indique le sens du terme hébreu Pesah. La première Pâques, le «  passage » à travers la mer du peuple hébreu fuyant Pharaon, est aussi ouverture : ouverture des flots qui laissent Moïse et son peuple traverser à pieds secs et gagner la Terre promise. Mais comment séparer les deux ? Là encore, la métaphore de l’enfantement parle d’elle-même : le passage n’est possible que par l’ouverture et l’ouverture même n’a de sens que pour laisser passage.

Vivre le mystère pascal, pour un chrétien, c’est laisser l’Esprit de Dieu travailler son cœur pour l’ouvrir, dans un même mouvement, à la vie divine et à tous ceux qu’il rencontre ; pour devenir à son tour « porte » et « chemin  », traversé par Dieu et par les hommes. Un travail qui ne peut s’accomplir sans douleur intérieure et extérieure. Un travail qui laissera nécessairement des marques dans son corps : yeux, oreilles, bouche et bras plus largement ouverts. Qui n’a déjà fait l’expérience de reconnaître dans le visage d’une personne, à l’expression de son regard, à la qualité de son sourire, de son écoute, les traces de la présence divine ?

Cet appel à l’ouverture, tant corporelle que spirituelle, les multiples guérisons par Jésus d’aveugles ou de sourds-muets en témoignent de mille façons. Un passage de l’Evangile en est particulièrement significatif et c’est par lui que nous conclurons. Qu’on remarque seulement que le corps de Jésus est un médium essentiel de cette guérison. Dieu nous sauve, corps et esprit, à travers le corps et l’esprit humains qu’il a assumés en Jésus, c’est là tout le sens de l’Incarnation.

« Jésus quitta le territoire de Tyr, et revint par Sidon vers la mer de Galilée, en traversant le pays de la Décapole. On lui amena un sourd, qui avait de la difficulté à parler, et on le pria de lui imposer les mains. Il le prit à part loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et lui toucha la langue avec sa propre salive ; puis, levant les yeux au ciel, il soupira, et dit: ‘Ephphatha’, c’est-à-dire, ‘ouvre-toi’. Aussitôt ses oreilles s’ouvrirent, sa langue se délia, et il parla très bien » (Marc, 7, 31-35).

Anne-Sophie Vivier-Muresan
Pastel de Noëlle Herrenschmidt

1- Nous ne pouvons développer ici le thème même de l’enfantement comme métaphore de la venue du Royaume de Dieu. Si la vie chrétienne est enfantement – enfantement du Christ ressuscité – c’est parce qu’elle est participation à la vie divine, une vie divine comprise comme pur enfantement, enfantement du Fils éternel par le Père éternel dans le souffle de l’Esprit. Mais c’est là un sujet vaste et complexe qui demanderait un autre article. / Retour au texte
2- ette métaphore apparaît dans de nombreuses paraboles de Jésus : celles du semeur (Mt 13, 3-23), de l’ivraie (Mt 13, 24-30), du grain de sénevé (Mt 13, 31-32), du grain qui pousse tout seul (Mc 4, 26-29). / Retour au texte
3- Notons qu’il s’agit, plus largement, d’une solidarité de l’homme et du cosmos : le cosmos dans son ensemble est touché par la malédiction divine, touché par le péché de l’homme : « maudit soit le sol à cause de toi… » / Retour au texte

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