Les perversions du désir
Marianne Huteau
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Les relations à l’intérieur d’une famille sont profondément désirables. Pourquoi des liens d’amour deviennent-ils des liens d’asservissement qui font des victimes et des bourreaux ? Pourquoi le désir de l’amour est-il parfois faussé par une convoitise perverse ? Marianne Huteau est psychologue. Elle intervient au sein d’une association qui accompagne des victimes de violence familiale. Elle nous apporte des informations sur ces situations malheureuses.

Dans le cadre de ce numéro de la Maison Islamo-chrétienne consacré au thème de la Convoitise et du Désir, je livre ici quelques réflexions tirées de l’expérience de l’accompagnement de victimes de violence morale intra-familiale dans l’Association Ajc. Dans un premier temps, j’exposerai quelques éléments permettant de décrire le phénomène et de comprendre cette pathologie du lien humain qu’est la violence morale.


L’Ajc et la problématique de la violence morale intrafamiliale

L’Ajc, association reconnue d’utilité publique, fondée en 1999 par Mme Chantal Paoli Texier, a pour mission de lutter contre la violence morale intrafamiliale et le stalking (terme anglais pour définir la traque d’un individu sur un autre) en assistant les victimes de ces comportements, en formant les partenaires sociaux et judiciaires à la détection et au traitement de ces situations, en communiquant pour sensibiliser le public et aider à leur réduction.

Quelques chiffres de l’Ajc : • Depuis 1999, environ 100 à 200 personnes (femmes enfants et hommes) par an, soit presque trois mille personnes ont bénéficié d’un accompagnement sur 19 ans
• 2016 : 176 adhérents dont 17% d’hommes.
• 150 enfants accompagnés directement ou indirectement.
• Environ 7300 contacts à la permanence d’accueil dont 3000 seront traités.
• L’accompagnement des victimes et de leurs familles se fait pour certains sur plusieurs années.


La violence morale s’entend ici pour l’Ajc comme un ensemble de comportements de la part d’un auteur (homme ou femme) envers une victime (homme ou femme) qui utilise le harcèlement, la violence verbale et psychologique, la manipulation émotionnelle dans un but pervers de dominer, de détruire moralement, d’aliéner, de faire souffrir. La perversité de ce rapport humain réside dans l’absence totale chez l’auteur d’un quelconque sentiment de responsabilité, ou de culpabilité, ou d’empathie avec la victime. L’auteur déploie avec subtilité la parole et les actes pour déposséder sa victime de ses capacités de penser et d’agir, sans laisser de traces (rarement de la violence physique ou des preuves). Ceci aboutit à une inversion du « décor » aux yeux de tous, pour le monde extérieur : l’auteur apparaît la plupart des fois comme une personne irréprochable, « héroïque », innocente voire elle-même « victime », la victime apparaît comme une personne « défaillante », « irresponsable », « dangereuse  », voire « persécutante ». Les récits de ces histoires sont pour les non-initiés de véritables « trompe-l’œil » qui conduisent à une interprétation faussée et inversée des faits. Ces erreurs de jugement de la part des proches, des intervenants sociaux et judiciaires engendrent une succession de négligences graves et des décisions qui anéantissent les victimes psychologiquement et physiquement et valident la stratégie morbide de l’auteur.

L’Ajc a développé une expertise depuis bientôt une vingtaine d’années dans l’analyse de ces situations en « décodant » le profil des auteurs, des victimes, des enfants, co-victimes de ces drames de la vie familiale et en développant des techniques spécifiques d’accompagnement des victimes pour se libérer de l’emprise « toxique », faire reconnaître leurs droits, protéger les enfants et se reconstruire.

Quelques chiffres en France :
• Une femme meurt victime de violence conjugale tous les 2 ½ jours (Rapports 2009 à 2012, Ministère Droit des femmes).
• Un homme est tué tous les 14 jours par sa compagne (Synthèse de l’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple, Ministère de l’Intérieur, 2007 à 2011).
• En 2005 : 31% des crimes conjugaux sont liés à la séparation. (Ministère de la Cohésion Sociale et Parité, cabinet de Mme Vautrin).
• 35 % en 2010, Ministère de l’Intérieur.
• 500 000 femmes sont victimes de violence conjugale, dans 70% des cas les enfants sont présents.
• Ces chiffres ne tiennent pas compte des cas de suicides liés à la violence conjugale ou à ses suites ni des cas de mort suite à des maladies graves.

En 2016 ont été tuées :
• 123 femmes par leur partenaire.
• 34 hommes par leur partenaire.
• 25 enfants mineurs par un parent dans le cadre de violences conjugales (Étude nationale sur les morts violences au sein du couple, Ministère de l’Intérieur Délégation aux Victimes).


La pathologie du lien affectif :
quand « Amour » rime avec « Possession »
et « Destruction »

Toutes les histoires des victimes (hommes ou femmes) à l’Ajc commencent comme finissent les contes de fée : ils se rencontrèrent, tombèrent amoureux et eurent beaucoup d’enfants… Mythologie de la vie quotidienne, nos victimes démarrent leur vie de couple de façon idyllique, le « coup de foudre  », le prince charmant ou la princesse charmante, tous les ingrédients de l’amour avec un grand A sont présents dans leurs récits de la rencontre et des débuts de la vie à deux. La séduction, la tendresse, des promesses et des attentions grandioses, la relation démarre sur les chapeaux de roues. Au fil des jours, le scénario change, le jeu malsain s’installe, l’un deviendra auteur de violence psychologique, l’autre deviendra victime récurrente. Un rapport de domination s’installe là où devrait régner une réciprocité des rapports.

La victime subira humiliations, critiques, dévalorisations, injonctions paradoxales soumettant la personne à une double contrainte impossible à résoudre, intimidations, menaces, chantage… L’alternance de la gentillesse avec les agressions contribuent à déstabiliser la victime, lui faisant perdre ses capacités de jugement et sa liberté d’action. Ces techniques sont proches des techniques d’interrogatoires « musclés » de type policier ou militaire ! Elles conduisent à la soumission et à la perte de contrôle ou de volonté de la victime. L’auteur s’appuie sur le désir d’aimer de la victime pour l’instrumentaliser et la réduire à devenir un pantin de sa volonté de puissance et de domination. Il exerce ainsi une emprise qui revêt les habits et le discours de l’amour pour mieux posséder et assujettir. Tobie NATHAN (ethnopsychiatre) emploie le terme de « captation » pour désigner l’emprise : « Le partenaire capte sa victime dans une emprise déshumanisante parce que dé-subjective » (1993). Il fait référence à la volonté de posséder et d’apprivoiser l’autre grâce au regard et à la parole, moyens subtils de manipulation.

L’emprise crée une effraction physique et psychique par l’annulation de soi en tant que sujet. Ceci explique la longueur de ces histoires avant la prise de conscience de la victime et l’émergence du désir de partir, et aussi la difficulté à se reconstruire, même des années après la séparation. A l’Ajc, des hommes et des femmes victimes, issus de tout niveau socio-culturel, sont dans un état mental et physique très détérioré.

>« Par un phénomène d’emprise, la victime, paralysée, subit sans rien dire les pires avanies pendant des années, cherchant parfois même des excuses à son partenaire. L’état de tension, de peur et d’angoisse dans lesquels les femmes maltraitées sont maintenues par leur agresseur peuvent produire différentes formes de troubles psychiques. Ainsi, sur 60 patientes hospitalisées en service de psychiatrie nord-américain, 50% avaient été victime de violences conjugales »(Rapport du Professeur HENRION sur les violences conjugales/ Documentation française 2000).


La construction des liens dans l’enfance :
ou la «  fabrique » de l’Homme Pervers (1)
d’après le titre de l’ouvrage du Professeur Barbier

Le creuset de notre humanité est le lien d’attachement que nous commençons à construire dès le désir d’enfant de nos parents puis dès l’instant de notre conception jusqu’à notre naissance et notre développement psycho-affectif dans l’enfance. La théorie de l’attachement (développée dès les années 1930 par les psychiatres, psychanalystes, éthologistes tels que Suttie, Winnicott, Bowlby, Harlow et Lorenz) explique l’importance de la dépendance affective de l’enfant à son environnement de maternage auquel il doit sa survie et la qualité de son rapport à lui-même (amour de soi), aux autres (amour des autres) et au monde (engagement social et professionnel). Dans la construction de sa personnalité et de son rapport aux autres, le petit enfant traverse des étapes structurantes et déterminantes de son advenir. D’une manière outrageusement schématique pour les besoins de cet article, je n’en citerai ici que 3.

1°/ De la matrice à la distinction : Dans les premiers mois in utero jusqu’aux 8 premiers mois (les chiffres sont donnés à titre de repères car on décrit ici des processus internes qui se déroulent de façon différente pour chacun), l’enfant est psychiquement à l’aube d’une conscience de soi et il vit dans ce que les professionnels vont appeler le narcissisme primaire, un état d’indistinction et d’indifférenciation de l’état interne et de l’état externe, de moi et d’autrui, où tous les désirs, pulsions et la libido sont investis sur lui-même. On parle aussi de la toute-puissance imaginaire de l’enfant à ce stade. Se reconnaître dans le miroir signe l’existence d’un moi distinct de l’autre et l’angoisse de séparation du 8ème mois signe l’existence d’un objet autre sur lequel l’enfant porte son amour et qu’il a peur de perdre ! Mais avant cette évolution de son psychisme, il est dans un rapport de toute-puissance et de pulsion orale dévorante qui prédomine !

2°/ De 8 mois jusqu’à 3 ans : L’égocentrisme de l’enfant domine dans ses relations aux autres, les nombreux acquis sur le plan psychomoteur (passer des bras à la station assise, à la marche), l’émergence du langage dès la seconde année, la phase d’opposition, autant de manifestations de ce « mini Moi » qui se construit et se renforce en cherchant à découvrir, contrôler, dominer son environnement affectif et physique. C’est l’âge des négociations, d’exercer ou de subir des rapports de force ou de soumission, de découvrir quelle est sa zone d’autonomie ou de dépendance. Les choses se complexifient et la satisfaction des besoins devient psychologique et sociale dans le rapport aux autres. Les émotions deviennent des outils de négociation et de manipulation de son entourage.

3°/ De 3 à 6 ans… : L’étape de la triangulation ou la phase œdipienne pour reprendre la terminologie freudienne si controversée. L’enfant acquiert la différenciation sexuelle et les interdits à son désir, il doit renoncer à la satisfaction de certaines pulsions au sein du cadre familial et intégrer la loi (inconscient collectif), se soumettre au tiers. Ces processus l’obligent psychiquement à investir d’autres espaces de désir, comme la connaissance, les autres (relations sociales externes à la famille).

De ce rapide balayage de la construction psychique de tout être humain, retenons que chacun traverse ces étapes avec une historicité et une expérience fondamentalement différentes selon l’histoire des parents et des antécédents familiaux. Ainsi donc on peut se construire dans un rapport à l’autre dominé par des processus de narcissisme primaire ou d’égocentrisme ou d’absence d’intégration de la loi. Nous retrouvons ainsi dans les récits de violence morale, de harcèlement psychologique et de manipulation perverse des fonctionnements et des relations à soi, aux autres, au monde extérieur figés à ces étapes de la construction psychique humaine. On peut parler d’amour et entendre captation, emprise, contrôle, toute-puissance et détournement pervers de la loi. Les mots sont les mêmes mais le désir est autre jusqu’à vouloir l’extermination de l’autre.


L’auteur de violence morale

Des profils variés dont le très médiatisé « Pervers narcissique » : depuis les années 1990, ce terme que l’on doit à Paul Claude Racamier, psychiatre et psychanalyste français, désigne une personnalité reposant sur une faible capacité d’empathie associée à un comportement égocentrique, dont les conséquences sont psychologiquement destructrices pour l’entourage de la personne atteinte, en particulier dans le cas d’une relation duelle, de couple (Wikipédia).

Racamier parle plutôt d’un comportement que d’une personnalité : « Le mouvement pervers narcissique se définit essentiellement comme une façon organisée de se défendre de toute douleur et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui ». Il précise qu’il parle pour sa part d’une affaire collective, loin d’être individuelle ou intrapsychique. Il ne s’agit donc pas pour lui de décrire une entité clinique psychiatrique ni psychanalytique mais un « mouvement pervers narcissique » à partir des notions psychanalytiques de perversion et de narcissisme.

Sans entrer dans la discussion psychopathologique et clinique, à l’Ajc, l’étude des auteurs, à travers les témoignages des victimes, nous permet de distinguer différents profils avec des rapports de « convoitise et de désir » distincts.

Les profils qu’on nomme « Immatures » manipulent et harcèlent leur victime par le chantage affectif avec un fond d’angoisse abandonnique. Les «  Narcissiques » sont dominés par leur égôlatrie et leurs stratagèmes pervers. Les « Borderlines » sont mal structurés, alternant des phases de captation amoureuse et de rejet violent, comme si le rapport à l’autre était d’abord objet de convoitise puis danger. Enfin, les profils « Paranoïaques » développent une emprise obsessionnelle, envahissante, persécutrice et agressive. Ce travail de « profilage » des auteurs (homme ou femme) est nécessaire dans le travail d’accompagnement des victimes pour les guider vers l’issue de cette relation toxique en adaptant la stratégie au profil de l’auteur. Tous les auteurs ont en commun l’absence d’empathie, la volonté de contrôle, le vide intérieur, le besoin de « se nourrir » de l’existence de l’autre pour exister, le non-respect de l’autre et de la Loi.

La victime, quelle est sa part de responsabilité dans la relation ?

La théorie et la pratique de nombreux praticiens (psychiatre, psychanalyste, psychologues, intervenants sociaux et judiciaires) posent clairement l’hypothèse de la contribution de la victime à la violence subie. Il y aurait ainsi des bénéfices secondaires à vivre ce type de situation. L’Ajc se pose en contre de cette interprétation sans nier qu’il existe des profils de pseudo-victimes, de fausses victimes (qui sont en fait des auteurs de violence) et des personnalités masochistes. Les victimes que nous accompagnons présentent ici encore des profils divers dominés par des tendances de personnalité différentes. En revanche, elles ont en commun une souffrance immense et la conscience d’une situation mortifère qui les anéantit et qui ne correspond absolument pas à leur désir initial de fonder une relation de couple ou une vie familiale. Leur état psychologique est celui d’une victime atteinte de stress post-traumatique avec des troubles cognitifs et psychiques, des troubles de l’humeur, une atteinte de l’estime de soi, une angoisse terrifiante, un état somatique dégradé parfois avec des maladies graves. La relation d’emprise opère comme une prise d’otage développant une régression et une aliénation dans le rapport à son « bourreau ». Une bonne éducation, une enfance heureuse, un haut niveau intellectuel et même des fonctions de responsabilité sur le plan professionnel (médecin, juge, ingénieur, ...) ne mettent pas à l’abri d’une relation toxique. Au contraire, les victimes sont souvent des personnes équilibrées, intellectuelles, oblatives, présentant des qualités relationnelles, humaines, sociales, professionnelles qui agissent comme autant d’appâts à la convoitise toxique de leur auteur.


Les enfants, co-victimes au premier rang de ce théâtre de la violence morale

En tant qu’êtres en construction, les principales victimes de ces histoires sont en réalité les enfants qui naissent et grandissent dans ces scénarios pervers du lien humain et des relations familiales. Les partenaires sociaux et judiciaires commencent tout juste à en prendre conscience, ces dernières années, au travers des rapports des structures d’observation de la vie sociale (2).

Le préjugé bien ancré dans les représentations sociétales est le suivant : les difficultés du couple et leur motif de conflit et de séparation ne les empêchent pas d’être de bons parents. L’expérience de l’Ajc est tout autre. Si le lien est toxique entre un homme et une femme, dans un scénario relationnel dans lequel s’est engrangée la spirale de la violence morale pendant des années, non seulement les enfants ont subi cette violence en tant que spectateurs mais ils ont aussi été « instrumentalisés » par l’auteur de la violence au cœur de la dynamique familiale. De plus, cette mécanique infernale va se poursuivre dans la séparation aux dépens des intérêts des enfants. Le désir de contrôle et de destruction ne s’arrête pas devant une décision de juge des affaires familiales. Un auteur n’a pas plus d’empathie pour ses enfants que pour son conjoint. Il est indispensable de comprendre les effets de cette conjugalité morbide sur la parentalité et de prendre des mesures pour préserver les enfants en posant nettement l’interdit de la violence morale.

Prévention et justice : le regard réparateur du tiers

Se former à détecter la violence morale, ses mécanismes, sa dynamique, son intention néfaste est la seule issue pour prévenir ces drames de la vie ordinaire. L’Ajc s’implique dans la formation des intervenants sociaux, policiers, judicaires. L’auteur de violence morale est un expert de la manipulation et de l’inversion des rôles comme expliqué au début de cet article. Il est habile à tromper les apparences, et souvent la victime est dans un état de confusion mentale et de délabrement mental qui le dessert. De plus, la perversion narcissique se joue des interdits, use et abuse du dévoiement des lois. En revanche, la victime a besoin d’être reconnue comme victime pour entamer sa reconstruction et retrouver sa liberté d’existence.

Conclusion : Le narcissisme et la perversion dans les relations humaines visent une domination morbide du vivant qui doit être identifiée, dénoncée et condamnée. Le désir fondamental et légitime à chaque être humain est celui de l’amour qui ne doit pas être perverti par une convoitise de pouvoir aux dépens de l’existence même de l’autre.

Marianne HUTEAU
Psychologue Ajc


Cet article repose sur la contribution de l’Ajc.
Pour aller plus loin sur ce sujet, le lecteur pourra consulter les ouvrages de l’Ajc :
• La violence morale au quotidien, des maux sans bleus, des mots qui tuent
• L’enfant au cœur de la violence morale, contes d’enfances pas comme les autres
Éditions Josette Lyon
19, rue Saint-Séverin | 75005 Paris
T 01 43 36 41 05 | F 01 43 31 07 45 info@guytredaniel.fr

1- « Homme » s’entend ici au sens générique car les auteurs peuvent bien évidemment être des femmes.
2- Rapport centre Hubertine Auclert https://www.centre-hubertine-auclert.fr/outil/rapport-mieux-proteger-et-accompagner-les-enfants-co-victimes-des-violences-conjugales-2017.

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