L'islam et les musulmans sont-ils prosélytes ?

Denis Gril
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Denis Gril est musulman et islamologue. Il s’interroge dans ce texte sur la place du prosélytisme dans la foi et l’histoire de l’islam.


Le Prophète montre la voie mais c’est Dieu qui appelle.

Si l’on définit, comme le Petit Robert, le prosélytisme comme « le zèle pour répandre la foi », il n’est pas douteux que les religions monothéistes et d’autres, soit lors de leur fondation, soit à certains moments de leur histoire, ont été prosélytes. La suite de la définition : « et par extension pour faire des prosélytes, recruter des adeptes » va moins de soi car elle exprime une forme de militantisme qui n’est pas nécessairement le fait de ces religions. Il convient donc de distinguer un discours prophétique, émanant de Dieu et appelant à lui, et une entreprise humaine cherchant à élargir le champ des adeptes, que son but soit strictement religieux ou teinté d’autres intentions plus terrestres.

La révélation coranique se présente comme un appel de Dieu, par sa parole qui s’adresse aux hommes par l’intermédiaire du Prophète, chargé, non seulement de transmettre le message divin mais aussi d’appeler à son tour à la foi dans le Dieu unique. Le verbe da‘â signifie littéralement “appeler“ et aussi invoquer ; son nom verbal da‘wa, appel à Dieu, a été revendiqué au cours de l’histoire de l’islam et jusqu’à nos jours par diverses tendances religieuses ou politico-religieuses pour légitimer leur activité. Le Prophète lui-même est qualifié dans le Coran d’« appelant à Dieu avec sa permission  » (33, 46). Cet appel ne relève donc pas d’une initiative individuelle mais de la volonté divine. L’appel vient de Dieu, comme disent les envoyés à leurs peuples contestant leur mission : «  Y a-t-il au sujet de Dieu un doute, le créateur des cieux et de la terre ? Il vous appelle pour vous pardonner vos péchés et repousser votre échéance jusqu’à un terme fixé … » (14, 10). Il est dit aussi : «  Dieu vous appelle à la demeure de Paix et guide qui il veut vers une voie droite » (10, 25). Le Prophète est invité à assumer à son tour cette fonction divine dans une parfaite communion avec Dieu comme le souligne ce verset : « Ô vous qui croyez, répondez à Dieu et à l’Envoyé lorsqu’il vous appelle à ce qui vous vivifie… » (8, 24). Le singulier («  il vous appelle ») souligne à dessein l’identité des deux appels, divin et prophétique. Le Prophète à son tour montre la voie à suivre pour ceux qui se conforment à son exemple  : « Dis  : tel est ma voie ; j’appelle à Dieu avec perspicacité, moi et celui qui me suit … » (12, 108). « Avec perspicacité » ou « discernement » (basîra) indique qu’un tel appel ne peut être lancé sans une certaine sagesse et connaissance de celui auquel il est adressé. Il ne peut être le fait que de « celui qui me suit », c’est-à-dire celui qui se conforme extérieurement et intérieurement au modèle prophétique, tel que le décrit cet autre verset : « Appelle à la voie de ton Seigneur avec sagesse et belle exhortation et controverse avec eux de la plus belle manière ; ton Seigneur sait mieux qui s’égare de sa voie et il sait mieux qui sont ceux qui sont bien guidés » (16, 125). Cette dernière précision dissocie clairement l’action d’appeler à Dieu qui incombe au Prophète de son résultat, la guidance ou l’égarement, qui relève de la seule science, et donc volonté, de Dieu.

Le Prophète se voit donc face à un paradoxe : Dieu l’envoie vers tous les hommes comme miséricorde (cf. 34, 28 et 21, 107) pour les appeler à lui tout en lui signifiant que seule une partie d’entre eux répondra à l’appel. Le Coran lui reproche de se désespérer de l’incroyance de son peuple surtout durant la première phase de sa prédication à la Mecque (cf. 18, 6 et 26, 3). Il lui est rappelé alors que la foi et l’incroyance procèdent de la seule décision divine : « Si ton Seigneur avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru ensemble. Est-ce toi qui va contraindre les hommes à être croyants  ? Une âme ne saurait croire sans la permission de Dieu … » (10, 99-100). Plus tard, une autre révélation à Médine confirme ce principe  : « Pas de contrainte en religion… » (2, 256). De même, la multiplicité des religions est posée comme une réalité voulue par Dieu et devant donc être admise et respectée : « … À chacun d’entre vous il a donné une loi et une voie. Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une communauté unique mais il vous met à l’épreuve dans ce qu’il vous a donné. Rivalisez dans les œuvres de bien. Vers Dieu est votre retour à vous tous et il vous annoncera ce au sujet de quoi vous étiez en divergence » (5, 45).

On pourrait cependant observer que le Prophète et ses Compagnons ont combattu « dans la voie de Dieu », tout d’abord pour défendre la jeune communauté médinoise, mais après la conquête de la Mecque la huitième année de l’hégire, pour contraindre les tribus encore polythéistes à entrer en islam. Le monothéisme n’admet pas le polythéisme et la sourate 9 (al-tawba, le repentir) lui déclare la guerre. La même sourate instaure La capitation (jizya) que les Gens du Livre doivent verser pour continuer à pratiquer librement leur religion, en reconnaissant l’autorité de l’islam et en jouissant de sa protection (dhimma). Les Gens du Livre sont principalement les juifs et les chrétiens, mais aussi les zoroastriens et plus tard d’autres traditions comme l’hindouisme eurent droit au même statut. Peut-on parler de prosélytisme à propos de ce premier siècle de l’islam où les populations des différents pays conquis se voyaient appelées soit à entrer en islam, soit à en reconnaître l’autorité et à se mettre sous sa protection ? Le mouvement d’islamisation progressive qui suivit parfois sur de longs siècles les conquêtes ne semble pas avoir été le résultat d’un prosélytisme actif, même si les conversions, individuelles ou collectives, pouvaient être dues à un appel plus ou moins insistant. On ne peut sur cette question qu’apporter des éclairages particuliers, selon la documentation disponible.


Au cours de l’histoire, un prosélytisme intra-islamique.

Les récits de conversion de différentes époques ont toujours une connotation apologétique puisqu’ils démontrent la supériorité de l’islam sur les autres religions et le rôle qu’a pu jouer tel personnage, un savant ou un saint, sur le nouveau converti mais, quel que soit ce rôle, c’est toujours la grâce divine qui est à l’œuvre. Hier comme aujourd’hui, des musulmans ou musulmanes peuvent se sentir investis d’une mission d’appel à Dieu en exposant à un non musulman les mérites de l’islam et ses enseignements fondamentaux, à commencer par l’affirmation de la stricte unité divine. Cependant cette propension est en général tempérée par la conviction, inspirée du Coran, qu’il n’y a pas de contrainte en religion et que Dieu seul fait don de la foi à qui il veut. Peut-être les musulmans se sentent-ils pousser les ailes du prosélytisme lorsqu’ils perçoivent chez leur interlocuteur un intérêt ou une ouverture qui les enhardit et les fait sortir de leur réserve.

On peut parler de prosélytisme en islam en s’interrogeant sur l’usage du terme da‘wa au cours de l’histoire. Mais c’est alors d’un prosélytisme intra-islamique qu’il s’agit. On emploie ce terme pour désigner le mouvement de révolte lancé par les partisans de la Famille du Prophète contre les Omeyyades et dont les Abbassides recueillirent les fruits. C’est de ce même terme qu’usent les Ismaéliens pour désigner l’organisation de leur appel à reconnaître l’autorité du calife fatimide sous l’autorité du dâ’î al-du‘ât, le héraut suprême de cet appel politico-religieux sous l’autorité de l’Imam. Les mouvements politiques menés au nom d’une réforme religieuse ou d’un chef religieux ont souvent été qualifiés de da‘wa en référence au texte du Coran et à l’exemple du Prophète chargé d’appeler les hommes à Dieu en fondant une communauté de vrais croyants. Le terme a été repris dans les différents mouvements de réforme qui se succèdent dans le monde musulman à partir de la fin du XIXe siècle pour réislamiser une société de plus en plus influencée par le modèle occidental. Il s’est banalisé au point que toute personne, imam ou non, intervenant dans les mosquées ou dans différents lieux et circonstances pour parler de l’islam à des musulmans est dit faire de la da‘wa. Il désigne aussi, et de manière assez récente, la direction spirituelle assurée par les maîtres soufis, ce qui se justifie dans la mesure où il appelle leurs disciples à les suivre pour les amener à Dieu. S’il est un mouvement que l’on peut qualifier de prosélyte dans l’islam contemporain, c’est celui qui s’intitule al-Daw’a wa l-tablîgh (L’appel à Dieu et la transmission du message), né en Inde au début du XXe siècle et qui a connu une extension considérable dans tout le monde musulman et en Occident en prônant un retour au modèle du Prophète et des Compagnons et en organisant des “sorties“ pour visiter les musulmans et les réislamiser. Par la simplicité de leur enseignement, les adeptes de ce mouvement ont exercé un réel impact sur les milieux populaires. L’exemple de ces pèlerins de la foi a entrainé également un certain nombre de conversions dans ces mêmes milieux. Ils sont aujourd’hui nettement distanciés par les milieux salafis, prosélytes eux aussi et animés d’un discours beaucoup plus polémique à l’égard des autres musulmans. Ils sont soutenus par des États sur l’intention religieuse desquels on peut s’interroger. Mais dans leur cas, il s’agit d’une tendance beaucoup plus diffuse et, en apparence, moins organisée.


Peu de place en islam au prosélytisme actif et systématique.

Ces quelques indications n’épuisent pas de très loin la liste des mouvements que l’on peut qualifier de prosélytes dans l’islam médiéval, moderne et contemporain. Leur action s’exerce avant tout dans un cadre musulman. À notre connaissance la conversion des non-musulmans à l’islam n’a pas donné lieu à des organisations spécifiques. Il a pu y avoir à certains moments et dans certaines circonstances des actions coercitives qui ont abouti à des conversions forcées. Elles ont été toutefois exceptionnelles, dans la mesure où l’islam, quand ses principes sont respectés, assure la liberté de culte aux autres religions monothéistes et à d’autres. Même si chez les musulmans, comme chez d’autres, naît parfois le désir de gagner l’autre à sa propre croyance, la conviction profondément ancrée dans le texte coranique et dans les âmes que la foi est un pur don de Dieu et que la contrainte n’a sur elle aucun effet, n’a pas laissé beaucoup de place à un prosélytisme actif et systématique. Quant au prosélytisme interne à l’islam, il touche beaucoup moins le cœur de la foi que la relation entre celle-ci et une certaine vision de la communauté et du rôle que le croyant doit y jouer. Si l’on revient, pour conclure, au sens étymologique de prosélyte qui désignait, selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey, « un nouveau venu », d’où « étranger établi dans un pays » et de là « nouveau converti », on peut se demander si le prosélytisme n’est pas ce zèle du converti qui ne sent pas encore assez chez lui dans sa propre tradition religieuse et qui éprouve le besoin de gagner d’autres à sa conviction encore incertaine pour la renforcer et la stabiliser. Le croyant n’est-il pas, comme dit le Coran, « celui dont le cœur est apaisé dans la foi » et sur lequel nulle contrainte n’a de prise (cf. 16, 106).

Denis Gril

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