Point de vue du curé
Joël Cherief

Après des années de crispation face à l'état laïque,
après un temps d'effacement par souci de convivialité,
face à un islam bien visible,
les catholiques de Gennevilliers s'interrogent :
sur quel fondement spirituel s'appuyer pour construire la «fraternité»
affichée dans la devise républicaine ?


Le rapport à la laïcité

Ici, à Gennevilliers, les catholiques ont trois églises : St Jean des Grésillons, Notre-Dame des Agnettes et l'église ancienne du village. En fait, nous fonctionnons comme une seule paroisse.

J'essaie de répondre à la question : comment les catholiques aujourd'hui vivent leur rapport à la laïcité? Pour faire bref, je dirai que nous vivons bien, mais que le point d'équilibre est rompu.

La laïcité c'est d'abord un processus. C'est une question de gestion de l'espace. Il s'agit d'indiquer aux communautés religieuses leur place et donc leur limite. La limite dont elles ne doivent pas déborder. En contrepartie, elles ont une vraie place.

Il y a donc une géographie. Cette géographie met en oeuvre un intérieur et un extérieur, et public - privé. Cette organisation de l'espace s'est exercée sur l'Eglise catholique par contrainte, dans le cadre d'un conflit qui a été parfois extrêmement dur et avec l'usage de la violence.

Il y a eu dans l'histoire des moments où cette recherche d'un espace pour l'Eglise est venue de l'intérieur même de l'Eglise. Et d'ailleurs lorsque l'Etat a exercé sa contrainte, il n'y avait pas d'un côté les laïcs et de l'autre les chrétiens ; un certain nombre de chrétiens étaient, eux aussi, partisans de redéfinir l'organisation de l'espace.

Un temps de crispation

Il faut se rappeler qu'il y a d'abord eu une crispation et cette crispation a été d'autant plus forte que certains ont cru que c'était la religion elle-même qui était visée en son cSur. En indiquant à l'Eglise catholique des limites et une place précise, certains ont pensé qu'on ne voulait pas seulement la contenir mais peut-être aussi la viser.

Dans cette situation concrète, on aurait pu penser que l'Eglise fasse preuve d'imagination pour construire un modèle nouveau, fasse preuve de liberté intellectuelle et spirituelle. Mais, du fait de la crispation, elle a poursuivi la mise en place du modèle développé au 19è siècle. Simplement, elle l'a fait sur un espace plus réduit.

Ce modèle, qui est totalisant et qui donc peut devenir totalitaire, visait à prendre en charge toute la vie. Pas simplement les étapes de la vie depuis la naissance, la puberté, le mariage et puis la mort, mais aussi toutes les dimensions de la vie: l'éducation, les loisirs, la santé, la solidarité. On a donc constitué aux Grésillons, au Village, une sorte de forteresse qui visait à se protéger non seulement des idéologies antichrétiennes ou athées mais d'une société considérée comme immorale ou permissive.

Dans cette situation où l'on est forteresse contre forteresse, bloc contre bloc, on ne peut pas parler de « vivre ensemble ».

Je ne dis pas qu'il n'y ait pas eu de véritables relations entre personnes, familles, mais on n'est pas dans une problématique de «vivre ensemble». On est dans une problématique où l'on est à côté les uns des autres, une problématique de juxtaposition.


Une problématique de juxtaposition

Mais cet affrontement a eu des conséquences inattendues. Il y a eu chez les catholiques, un travail considérable de retour aux sources: sources bibliques, théologiques et en particulier sur les théologiens des premiers siècles que l'on appelle les Pères de l'Eglise, aux sources de la liturgie. Ce fut un travail d'historiens mais aussi de théologiens. Et donc il y a eu, bien avant la deuxième guerre mondiale, tout un courant qui consistait à sortir de la forteresse pour aller rencontrer les gens tels qu'ils sont, ceux qui ne sont pas de notre bord. Evidemment l'objectif était de les ramener à soi.

Mais petit à petit s'est faite une conscience vive que rester dans une forteresse n'a pas d'avenir et qu'il faut entrer dans une autre attitude : celle de rencontrer les autres, de se lier à eux et donc de vivre avec eux.

Vers la fin des années 50, dans la paroisse Saint Jean des Grésillons, ce qu'on appelait les oeuvres ont été laissées. A saint Jean de nombreux bâtiments hébergeaient toute une série d'activités : théâtre, chorale, cinéclub, bien d'autres possibilités de rencontres pour des jeunes, des enfants, des adultes. Petit à petit, ces Suvres ont été fermées pour permettre aux chrétiens d'aller faire du théâtre ou de chanter avec les autres, de regarder les films dans le cinéma municipal. Ce mouvement a été prolongé, à la fin des années 60 et au début des années 70, au « Village ». Au fond, la seule chose qui ait été gardée est l'antenne du Secours-Catholique qui d'ailleurs aujourd'hui est un lieu ouvert : dans l'équipe du Secours Catholique, il y a des chrétiens, bien sûr, mais aussi des agnostiques et quelques musulmans.

Pour vivre ce mouvement de sortie, les signes extérieurs ont été abandonnés. Par exemple, nous les prêtres, nous ne portons pas le clergyman. Les religieuses pareillement : non seulement elles ont laissé le dispensaire mais elles ont aussi quitté l'habit. Beaucoup de chrétiens se sont engagés dans la vie associative, syndicale et politique. Une solidarité est devenue effective, une « vie ensemble » petit à petit s'est construite.

Une effective solidarité

Mais, et c'est là que je voudrais aborder le point de rupture, la solidarité - si elle a été effective - a un coût. Et ce coût, c'est le silence. Ne pas s'afficher comme chrétiens, ne pas le dire - d'ailleurs certains ont découvert au bout de tant et tant d'années, parfois le jour des funérailles que quelqu'un avec qui ils ont milité était chrétien.

Il y a plus encore : ne pas rendre compte du fondement de son engagement, en rester aux valeurs, les valeurs qui sont communes: la solidarité, la justice, oeuvrer pour la paix, toutes choses qui sont essentielles et que l'on met en avant mais dont on ne dit jamais sur quoi, nous les chrétiens, nous les fondons.

Le point d'équilibre, à mon avis, est rompu, non pas d'abord parce qu'une nouvelle communauté religieuse prend sa place dans la société - je parle de la communauté musulmane - mais peut-être parce que le système de la laïcité, tel qu'il a fonctionné jusqu'à présent, s'appuyait sur un Etat qui pouvait assumer quelque chose du fondement. Il y avait la morale républicaine qui avait un fondement. Il pouvait être perçu soit comme la laïcisation du fondement religieux, soit comme une expression d'une autre idéologie.

Mais aujourd'hui, l'Etat a renoncé à indiquer et gérer l'enjeu du fondement de la société. Or on ne peut pas prétendre vivre ensemble, dans une même société et dans une même ville, si quelque part il n'y a pas de fondement.

Nous attendons l'Etat sur la liberté, comme garant de la liberté de chacun, aussi comme garant des libertés concrètes. Nous attendons l'Etat sur l'égalité ; et Dieu sait si à Gennevilliers, on attend l'Etat sur l'égalité ! Mais l'Etat se trouve démuni devant l'enjeu de la fraternité. Même les Droits de l'Homme, qui paraissent aujourd'hui être ce que l'on met en avant, ne sont pas fondés. Pour dire autrement, chacun est renvoyé à lui-même comme fondement de lui-même.


Un fondement spirituel à trouver

Faut-il pour autant revenir ou rechercher un fondement religieux ? Certains en ont la tentation. Je parle de chez nous. Personnellement, je pense qu'il faut redécouvrir un fondement spirituel dont les religions sont l'une des formes d'expression, dont certaines philosophies en sont une autre, et dont les sagesses en sont encore une autre. Il me semble que si l'on veut avancer dans le «vivre ensemble» il faut que revienne dans le débat, et dans le débat public, pas seulement entre moi et vous comme personnes, il faut mettre dans le débat public l'expression spirituelle de l'existence humaine.

Joël Cherief



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