Serge de Beaurecueil, hôte des musulmans

Christine Fontaine
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Christine Fontaine nous présente le cheminement de Serge de Beaurecueil et la façon dont il a progressivement appris à renoncer à toute position de surplomb vis-à-vis des musulmans.

Après vingt ans passés à Kaboul, seul prêtre parmi les musulmans, Serge de Beaurecueil évoque le banquet éternel auquel Dieu invite tous ses enfants (1):

« Ils seront tous là : bonzes et moines de jadis, derviches, guerriers et poètes, fiers montagnards pashtous aux cheveux déployés, fougueux cavaliers du Nord, paysans besogneux de nos petits villages, portefaix hazaras courbés par les fardeaux, les blonds Nouristanis, ceux des tribus nomades, nos si bons vieux babas avec leur barbe blanche, et nos petits enfants, si frais, si purs, souvent si peu gâtés. (…) A tous on ne demandera pas s’ils sont bouddhistes, chrétiens ou musulmans, ni même s’ils ont jeûné ou prié assez (…). On les jugera sur le partage du pain et du sel, sur l’hospitalité, sur l’amour »


Fondation de l’Institut Dominicain d’Études Orientales (IDEO) au Caire

Nous sommes en 1938, environ 25 ans avant l’ouverture du Concile Vatican II au cours duquel seront profondément repensées les relations du christianisme avec les autres religions. « Hors de l’Église point de salut », disait-on avant le concile. Les délibérations des Pères conciliaires les amèneront à quitter cette position : ils inviteront alors les catholiques à entrer en dialogue avec les religions non-chrétiennes. Mais nous sommes bien avant le concile. Le cardinal Tisserant, arabophone, occupe à Rome depuis 1936 un poste important : il est secrétaire de la Congrégation pour l’Église orientale. A ce titre, il veut mettre sur pied un Comité pour les études islamiques et il envisage de l’implanter en Égypte, au Caire. Le cardinal n’a pas une très haute opinion de l’islam. Son biographe écrit : « religion sèche qui ne parle pas au cœur, soumission passive au destin, pratique assidue mais routinière : l’infériorité de l’islam par rapport au christianisme ne fait aucun doute pour le Cardinal Tisserant. » Plusieurs membres de ce secrétariat romain sont du même avis.

Le Père Chenu est dominicain. Théologien reconnu, c’est un grand spécialiste du Moyen-Âge en Occident. N’étant pas lui-même arabophone, il connaît mal des auteurs comme Avicenne ou Averroès. Mais il a pris conscience que le Moyen-Âge occidental était « inintelligible pour toute une partie de lui-même, si on ne se référait pas, en sous-sol, au monde arabe dans lequel il puisait, comme une source permanente, des éléments essentiels de sa vitalité, tant en pensée philosophique que dans les divers éléments des sciences, mathématiques, astronomie, médecine ».

Eugène Tisserant et Marie-Dominique Chenu représentent deux courants très différents – pour ne pas dire opposés. Cependant le cardinal, ne mesurant pas (ou mal) l’influence du Père Chenu sur l’ordre dominicain, va s’adresser à cet ordre pour fonder l’Institut d’Études Orientales au Caire. Il faudra plusieurs années pour que cet institut voie le jour. Lorsque Serge de Beaurecueil arrive au Caire, en 1946, il en est l’un des fondateurs. Formé par les dominicains, comme les deux autres, à l’école du Père Chenu, il s’agit pour lui d’aller à la rencontre du monde musulman par sa culture, sans aucun prosélytisme. Il a 29 ans et possède parfaitement la langue arabe qu’il a apprise en France à l’Institut National des Langues et Civilisations Arabes (INALCO).


Le Caire, à la suite de Massignon : se mettre dans l’axe de l’islam

L’orientation de l’IDEO au Caire doit beaucoup à Louis Massignon. Sa vision du lien entre islam et christianisme est atypique, du moins pour l’époque. Il considère que la plupart des penseurs chrétiens qui ont étudié l’islam l’ont fait du dehors. Il faut changer de perspective et se faire « l’hôte » des musulmans pour en pressentir de l’intérieur la grandeur. Pour Louis Massignon, contrairement à la grande majorité des penseurs chrétiens au moins de l’époque, le Coran est d’inspiration divine et Mohammed est Prophète. Traditionnellement, les chrétiens croient que la révélation ultime de Dieu s’opère en Jésus-Christ alors que les musulmans croient que, six siècles après Jésus, c’est par Mohammed qu’elle s’est définitivement accomplie. Dans cette perspective, les chrétiens ont à accueillir les musulmans en vue de les convertir et il en va de même pour les musulmans. Il faut, pour les uns et les autres, viser à ce que leur propre religion ait le dernier mot.

Pour Louis Massignon, il en va tout autrement. Il pense que non seulement il n’y a pas à convertir les musulmans mais que, même s’ils s’étaient tous convertis, il faudrait quand même maintenir la place de l’islam dans le plan de Dieu. Il appelle à dépasser l’inconciliable. Pour lui, islam et christianisme ont l’un et l’autre une mission très authentique qu’il faut maintenir. En épousant l’islam de l’intérieur, sans pour autant cesser d’être chrétien, on découvre qu’il a pour mission un rappel radical de l’absolu de Dieu qui a été trop méconnu au cours des treize siècles qui ont suivi la venue de Mohammed et qui l’est encore au XXème siècle. Il y a, dit-il, « une sommation de l’islam, qui est une grâce, qui nous fait retrouver Dieu en son Christ, pour y adorer Sa transcendance (…) et cette sommation est une mission authentique de l’islam  ».

Massignon, évidemment, n’ignore pas les différences entre le Jésus du Coran et celui des Évangiles. La différence fondamentale étant la mort du Christ en croix. Les chrétiens croient que Jésus s’est abaissé jusqu’au plus profond de l’humanité : lui le Juste a supporté l’injustice suprême d’être condamné et cloué sur une croix comme le dernier des meurtriers, il est mort en implorant le pardon de Dieu pour l’humanité entière, il est « mort d’amour » pour l’humanité et par lui l’Amour a été plus fort que la mort : Dieu l’a ressuscité. Les musulmans ne croient pas en cet abaissement suprême du Christ qui est le fondement du christianisme : il n’est pas possible selon eux que Dieu ait abandonné ainsi son Envoyé ; c’est un sosie de Jésus qui a été crucifié. Massignon est trop profondément chrétien pour abandonner le « langage de la Croix » au profit de la seule transcendance de Dieu portée par l’islam. Cependant il croit que ce langage n’est pas de l’ordre d’une vérité à imposer aux autres mais d’une place à occuper au cœur même de l’islam : les chrétiens – en particulier les chrétiens d’Orient - y ont à vivre à la place de Jésus dans son abaissement. Il ne s’agit pas de convertir mais d’offrir sa vie « pour la manifestation du Christ en islam ». Ce but « exige une pénétration en profondeur, faite de compréhension fraternelle et de prévenance attentive, dans la vie des familles, des générations musulmanes, passées et présentes que Dieu a mises sur notre route à chacun, nous amenant ainsi jusqu’aux eaux souterraines de la grâce que l’Esprit-Saint veut faire sourdre, et dont nous essayons de faire retrouver les sources vives à ce peuple d’exclus, retranchés jadis de la promesse du Messie comme descendants d’Agar, et qui garde précieusement, dans sa tradition musulmane imparfaite, comme une empreinte du visage sacré du Christ… ».

C’est dans cet esprit que Serge de Beaurecueil vivra pendant les années qu’il va passer au Caire. Intellectuel chrétien, il se fait l’hôte d’un mystique persan né en Afghanistan : Ansari. Il ne cherche pas d’abord à étudier sa « doctrine » mais à accueillir – ou à se laisser accueillir – par l’homme qui l’a conçue, dans son temps et son milieu. Il devient très vite le meilleur spécialiste d’Ansari qui demeurera son « ami » jusqu’à la fin de ses jours. Mais ce travail demeure l’objet d’études savantes qui le laissent insatisfait : « Publications, horizons ouverts aux uns et aux autres… mais finalement, devant Dieu, il n’y a à peu près que du vent. » C’est alors que s’ouvre pour lui la possibilité de se rendre en Afghanistan pour avancer dans sa collecte de manuscrits d’Ansari. C’est à Kaboul, où il vivra pendant 20 ans, qu’il va trouver sa place et réaliser sa « vocation ».


Kaboul : être « le levain dans la pâte »

Par la suite, Serge de Beaurecueil reviendra sur ces premières années passées à Kaboul. Il relèvera qu’elles étaient marquées par une conception de la mission où il se donnait, sans en être conscient, un rôle central : celle d’intercesseur à la place de Jésus : « Agissant en leur nom bien qu’ils l’ignorassent, je réinterprétais leur vie, leurs aspirations, leurs poèmes mystiques, leurs gestes religieux, leur donnant devant Dieu valeur chrétienne et salvifique. Intercession et substitution (si chères à Louis Massignon) se conjuguaient pour orienter ma vie. (…) Leur lieu, où le partage prenait son sens, était ma petite chapelle, centre de ma maison. »

Mais la Vie va se charger de le « décentrer » ! Le nombre d’enfants augmente, ils sont jusqu’à 25. Il devient impossible, au milieu de tant d’enfants - souvent blessés et toujours chahuteurs - de maintenir au milieu de la maison une chapelle, un lieu consacré au silence et à la prière. Serge la transfère dans un bâtiment annexe et, du coup, elle perd sa place centrale « matériellement mais aussi spirituellement » : « Au lieu de concevoir la vie quotidienne comme un partage profane trouvant sa sacralisation hors de lui-même, dans des préparations et des accomplissements liturgiques, je lui reconnais désormais valeur sacrée… C’est la maison elle-même qui devenait temple, et temple pour tous, la salle de prière ne jouant plus qu’un rôle secondaire, selon les besoins de chacun, à son service. » Par le fait même, la lecture de sa place au milieu des enfants s’en trouve profondément modifiée : vouloir être « prêtre des non-chrétiens », leur intercesseur auprès du Père, « n’était-ce pas là secret orgueil, attitude de riche conscient de sa supériorité spirituelle, fort de ses certitudes et voulant, à leur insu, accaparer les autres » ?

Serge recentre toute la vie sur une grande salle commune où avaient lieu les repas et l’accueil des visiteurs. En un premier temps, il la décore d’icônes jusqu’à ce qu’il découvre que le cuisinier devait les retourner contre le mur quand il faisait sa prière. Les icônes finissent dans sa chambre ou ce qui en tenait lieu car elle était envahie par les enfants. A la place des icônes, il laisse dans la salle commune la libre expression des enfants qui calligraphient des versets du Coran. Il appose sa marque en calligraphiant un verset du Nouveau Testament : « Dieu est amour ». Il tente, avec les enfants une para liturgie, composée de textes mystiques musulmans et chrétiens, du partage du pain signe de l’amour fraternel. Mais ces « liturgies » ont un caractère artificiel qui crée un certain malaise chez les participants. Elles sont rapidement abandonnées par Serge de Beaurecueil qui prend de plus en plus conscience que « les véritables icônes, reflétant le mystère de Dieu, sont les visages des hommes (…) Leurs traits constituent la plus belle calligraphie de sa Parole. Les ‘plus petits’ reflètent sur leur visage les traits de Jésus, qui révèlent à leur tour la ‘gloire’ mystérieuse et ineffable du Père. »

Les vingt ans que Serge de Beaurecueil a vécus à Kaboul lui ont permis d’opérer une conversion profonde dans sa relation avec les musulmans  : « Kaboul des hommes et des petits enfants, Kaboul d’ombres et de lumière, qui décape le cœur, démolit peu à peu vos certitudes, réduit vos envolées à la vie quotidienne, vous accule implacablement au néant ou à l’essentiel. Ni pays de chrétienté (les chrétiens sont tous étrangers et presque tous sont de passage) ni pays de mission, tout prosélytisme y étant interdit. Alors qu’est-ce que je fais ici ? Ayant la certitude d’y avoir été conduit pas à pas, comme par une main invisible, étant sûr, en restant, de ne trahir en rien ma vocation, que de fois je me suis posé la question  ! Échec des justifications et de tous les ‘tours de passe-passe’ : âme de l’Église, chrétiens qui s’ignorent, pré-évangélisation, même par la prière et la substitution, au profit de l’Église, hors de laquelle il n’y aurait pas de salut. (…) N’appelons pas chrétiens ceux qui refusent de se dire tels, ni membres de l’Église ceux qui ne sont pas baptisés et n’ont ni le désir ni la chance de l’être. Question d’honnêteté vis-à-vis des hommes et de véracité dans le vocabulaire, condition d’une saine réflexion théologique sur l’Église et son universalité, n’éludant pas les problèmes, mais les posant au contraire dans toute leur acuité. »

Cette transformation a une portée théologique qui demeure encore trop souvent inexploitée dans les relations des chrétiens avec les autres religions, en particulier l’islam. Serge de Beaurecueil a fait l’expérience vitale pour lui que Dieu n’est pas davantage du côté des musulmans que de celui des chrétiens. Dieu se donne dans la relation des uns aux autres. Il est l’Autre – le Transcendant - qui pousse le musulman et le chrétien à dépasser les limites de leur propre religion pour se rejoindre sans jamais pour autant renoncer à la particularité de chacune. Dieu est « le partageant » qui passe entre nous lorsque nous partageons « le pain et le sel » : « Tu vois, dans l’Évangile, quand les disciples demandent : ‘le Royaume de Dieu, est-ce qu’il est là, est-ce qu’il va venir ?’ le Christ répond de telle façon qu’on ne peut pas dire ‘il est ici ou il est là’. Or, dans l’Église, certains disent précisément : ‘il n’est qu’ici, il n’est que là, il n’est que dans l’Église visible’. Je crois, pour moi, qu’il y a, au contraire, un décalage possible entre l’Église et le Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu c’est beaucoup plus vaste : il y a des zones de l’Église où il n’est pas, mais il y a des zones extérieures à l’Église où il est. Je crois que le seul signe extérieur de la présence du Royaume de Dieu (mais ça ne se coupe pas au couteau), c’est le dépassement des limites, c’est le partage. Dieu est amour. Dieu se donne. Dieu est partageant. »

Et pour finir : « Plutôt que de prétendre apporter l’Eau à ceux qui ont soif, peut-être notre vocation est-elle d’être, AVEC LES AUTRES, de ces assoiffés que l’Eau recherche de par le monde. »

Christine Fontaine

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