Sur les traces de Charles de Foucauld
Christine Fontaine
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S’il est une vie qui illustre parfaitement le passage de la convoitise au désir, c’est bien celle de Charles de Foucauld.


Un enfant de son siècle

La fin du 19ème siècle, en France, voyait l’apogée de la raison technique. Le progrès s’accompagnait d’un triomphe de l’athéisme et d’un épuisement du catholicisme. La Révolution industrielle attirait les paysans vers les villes. Perdant les repères sociologiques de leurs villages, écrasés par un travail asservissant, ils sombraient dans une profonde indifférence religieuse. Réfléchissant sur leur condition, Karl Marx, au moment de la révolution de 1848 publiait Le manifeste du parti communiste et un athéisme militant animait les Communards de 1871. Un journaliste de l’époque, Henri Rochefort, considérait les événements comme « une révolution athée et socialiste ». La bourgeoisie était, pour une part, encore fidèle à l’Eglise, mais beaucoup d’intellectuels ne s’appuyaient plus que sur « les lumières de la raison ». Disciple de Darwin, un homme comme Renan, pour ne citer que lui, abordait, sans doute pour la première fois, une étude de la Bible et des évangiles en ignorant totalement la dimension théologique que lui accorde l’Église. Dans ce contexte, le 15 septembre 1858, naissait à Strasbourg, dans une famille encore chrétienne, Charles de Foucauld. Certes, il perd ses parents alors qu’il n’a que six ans, mais, lui-même et sa sœur cadette grandissent entourés par la tendresse d’un grand-père qui lui transmet la foi de ses ancêtres : il fait sa première communion et reçoit la confirmation. Charles de Foucauld s’avère un élève intelligent, amoureux de la lecture, mais il devient vite un enfant de son siècle. Il révélera plus tard l’indifférence religieuse de sa jeunesse : « Je demeurai douze ans sans rien nier et sans rien croire, désespérant de la vérité et ne croyant même pas en Dieu … » ; « J’étais dans la nuit. Je ne voyais plus Dieu ni les hommes. »

Cet agnostique était pourtant débordant d’avidité. Il opta pour la vie militaire, habité par une double recherche. D’une part, il ne supportait pas la vie de caserne : il lui fallait de l’aventure et du mouvement. Heureux lorsqu’il découvrait les paysages du Maghreb et baroudait sur les Hauts-Plateaux, au Sud de Saïda : « Une expédition de ce genre est un plaisir trop rare pour le laisser passer sans tâcher d’en jouir », écrivait-il à un ancien camarade de lycée. D’autres plaisirs, moins avouables, l’habitaient ; coureur de jupons, glouton, il fut écarté de son régiment en Algérie où il fut réintégré quelque temps après.


Un homme insatisfait

En réalité, ne pouvant supporter la vie de garnison, insatisfait également par sa vie de fêtard, il lui fallut trouver d’autres champs de recherche pour assouvir son appétit. Il se lança dans une aventure folle. Il voulut découvrir des espaces nouveaux ; à cette époque, certains territoires marocains étaient interdits aux Européens. Très conscient des dangers il se lança dans l’aventure. Il se fit passer pour un rabbi avec le concours du Juif Mardochée qui voulut bien lui servir de guide. Muni d’une boussole, d’un baromètre, d’un cahier et d’un crayon minuscules cachés dans les mains, il parcourut 3000 km en des régions pratiquement inconnues, notant avec une extrême minutie toutes les particularités des terrains et du climat dans les territoires traversés. Il fit des rencontres merveilleuses mais il fut aussi injurié et agressé ; il fut lapidé, risquant plusieurs fois d’être tué. « A qui s’informait de mon lieu de naissance je répondais tantôt Jérusalem, tantôt Moscou, tantôt Alger. Demandait-on le motif de mon voyage ? Pour le musulman, j’étais un rabbin mendiant qui quêtait de ville en ville ; pour le Juif, un Israélite pieux venu au Maroc malgré les fatigues et les dangers, pour s’enquérir de la santé de ses frères. »

A l’issue de cette expérience d’ascèse et d’inévitable chasteté, après un grand succès reconnu par les milieux les plus scientifiques, Charles était guéri de sa vie de fêtard et pouvait se reposer sur ses lauriers : il avait acquis une réelle considération et pouvait poursuivre une carrière brillamment commencée. Il avait rejoint sa famille à Paris conscient qu’il n’avait pas encore trouvé ce qu’il avait cherché. Sans avoir la foi, il entrait dans les églises sans prier, il s’y trouvait bien, y demeurant de nombreuses heures, rabâchant cette formule : « Mon Dieu, si vous existez, faites-vous connaître. »


D’un monde à l’Autre

Frappé par la dignité et la bonté d’une personne croyante de son entourage familial, il voulut connaître la religion dont elle se réclamait. Il s’adressa alors à un prêtre cultivé, l’abbé Huvelin, qui, plutôt que de répondre à sa demande, le pria de recourir sans attendre aux sacrements auxquels il avait été initié dans son enfance. Que Charles – le baroudeur, l’aventurier, le scientifique – se soit soumis à cette injonction tient du miracle.

Comment comprendre ? Une certaine lecture des évangiles peut éclairer l’événement. Sur les routes de Palestine, les foules se précipitaient pour étancher leur soif et leur faim et apaiser leur désir de vivre. Jésus « parcourait toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues… guérissant toute maladie et toute langueur parmi le peuple…on lui présenta tous les malades atteints de divers maux… et il les guérit », nous dit Matthieu. « Une force étrange émanait de lui », au dire de Marc. Un intense désir de vivre, en effet, se réveillait à son contact. Jésus savait déceler toutes les souffrances et pas seulement les souffrances physiques : les exclus, les financiers véreux – on les appelait les Publicains -, les étrangers, les prostituées, à son contact reprenaient goût à la vie. Il parlait en paraboles pour tenter de se faire comprendre. Un jour, dans un récit, il mit en scène deux personnages en prière dans le Temple : l’un des deux, un notable juif, un Pharisien était, à juste titre, fier de lui-même. Il pouvait, sans mentir, étaler avec complaisance devant Dieu ses mérites et ses vertus : « Seigneur je ne suis pas comme le reste de mes contemporains… » L’autre, en revanche, prenait conscience de sa misère morale  : «  Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis ! » « C’est ce dernier, concluait Jésus, qui a trouvé grâce devant Dieu. »

Ses paroles, en effet, autant que son comportement, sont mystérieuses. Dès le début de son entreprise dans la vie publique, posant son regard sur les foules, touché par les attentes de tous ces miséreux venant à lui, il eut cette parole qui, aujourd’hui encore, ne peut que nous intriguer : « Heureux les pauvres ! »

Un épisode rapporté par Saint Jean est éclairant. Il vit, une fois de plus, des foules qui venaient à lui, épuisées sans doute par les déplacements et empêchées de se nourrir pour refaire leurs forces. Miraculeusement il réussit à apaiser leur faim si bien que, le lendemain, ils allèrent à sa recherche. La réaction de Jésus est importante à retenir pour pénétrer le mystère de notre condition charnelle : « Vous me cherchez… parce que vous avez mangé du pain et avez été rassasiés. Travaillez non pour la nourriture qui se perd mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle. » Déjà, au désert, au terme d’un long jeûne, il avait refusé de transformer les pierres en pain, conscient que, par-delà l’assouvissement de ses besoins, l’Homme désire mieux et plus.

Manger le pain, en effet, c’est le recevoir d’un autre. La psychanalyse nous apprend qu’en rencontrant un autre on atteint l’Autre qu’on ne peut tenir et qui toujours nous échappe. Des psychanalystes chrétiens voient dans cet Autre le Dieu de Jésus inaccessible et pourtant proche. Il nous échappe quand nous nous enfermons dans la satisfaction de nos besoins. Nous allons vers lui quand nous nous tournons vers autrui pour lui dire nos attentes ou pour répondre aux siennes. La pauvreté est ainsi le lieu où nous sommes orientés vers l’autre qui répondra peut-être à nos besoins et vers l’Autre qui nous échappe. Autrement dit, par-delà tout ce qui peut nous satisfaire, nous cherchons l’amour, nous baignons en vérité dans l’amour. « Heureux les pauvres », heureux les insatisfaits, ils vivent en Dieu. Ces foules dont il avait apaisé la faim avaient encore à découvrir, en lui Jésus, l’Autre, qui se révélait et qu’on trouvait à son contact. «  Vous me cherchez parce que vous avez mangé et avez été rassasiés… travaillez pour la nourriture qui demeure en vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’Homme, car c’est lui que le Père a marqué de son sceau. »

Charles avait eu faim de plaisir sans en être satisfait ; il avait eu faim d’aventure et de notoriété : le beau succès que lui valut son épopée marocaine ne lui suffisait pas. Il restait sur sa faim et c’est sans doute pourquoi il fut ébloui, au contact de l’abbé Huvelin, par la brusque prise de conscience d’un Autre qui lui manquait et que pourtant, inconsciemment, il n’avait cessé de désirer.

Un tournant était pris lors de cette rencontre. D’une certaine façon il demeura cet être inassouvi, refusant de rester enfermé dans une calme manière de vivre ; mais il demeura en même temps fidèle à Celui sur qui son cœur s’était ouvert. « Cherche pour trouver et trouve pour chercher » : Charles suivit ce conseil d’Augustin qui, 15 siècles plus tôt, avait vécu une expérience spirituelle analogue. Il fut sans cesse à la recherche de Celui qu’il avait trouvé en 1886 ; il ne cessa de le chercher pour le trouver encore, sans jamais le perdre et sans jamais le posséder.


La force du désir

Comme le mendiant d’Assise, il épousa dame pauvreté. Après sa conversion, il fit un pèlerinage en Terre-Sainte qui, certes, lui procura de la joie mais il s’agissait de cette joie mystique où se mêlent satisfaction et déception. Il attisa sa soif : « J’ai bien soif de mener la vie que j’ai entrevue, devinée en marchant dans les rues de Nazareth que foulèrent les pieds de Notre-Seigneur, pauvre artisan perdu dans l’abjection et l’obscurité » écrivait-il à son retour. Cette pauvreté, il commença à la chercher dans la vie monastique : il devint trappiste. Il y fut heureux mais ce n’était pas encore ce qu’il cherchait vraiment. Il lui fallait inventer une manière plus personnelle. Il crut d’abord la trouver à Nazareth, domestique au service des sœurs Clarisses, logeant dans une misérable cabane en bois. Il ne put rester longtemps dans cette situation d’ermite. « Dans ma cabane de planches, aux pieds du Tabernacle des Clarisses, dans mes journées de travail et mes nuits de prière, j’ai tellement bien ce que je cherchais qu’il est visible que Dieu me préparait ce lieu. »

Mais l’amour de l’Autre qui l’avait séduit allait le déloger. Devenu prêtre, il était bien conscient qu’il ne pouvait demeurer loin de la communauté humaine, et particulièrement loin des plus démunis : « Je me suis senti appelé à aller aux brebis perdues, aux âmes les plus abandonnées, les plus délaissées, afin d’accomplir envers elles ce devoir de l’amour : ‘aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés, c’est à cela qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples’.  » L’amour le pousse dans l’Algérie où, dans sa jeunesse, il avait été frappé par les vies des musulmans, enveloppées dans la prière. Le voilà d’abord à Beni Abbes, à 1200km au Sud d’Alger ; il y fait l’expérience de l’hospitalité musulmane et découvre la fraternité où conduit l’Evangile ; elle dépasse toutes les frontières : « Je veux habituer tous les habitants à me regarder comme leur frère, le frère universel. »

Trois ans plus tard, il se déplace au cœur du Sahara, tentant d’approcher les Touaregs et de gagner leur amitié. Sa vie est loin d’être désincarnée. Certes dans son petit ermitage de Tamanrasset il passe de longs temps en prière mais, écrit-il à un ami, « de 4 h. 30 du matin à 8 h 30 du soir, je ne cesse de parler, de voir du monde : des esclaves, des pauvres, des malades, des soldats, des voyageurs, des curieux. » Il connaît joies et peines, échecs et déceptions. Il est très sensible à l’amitié des Touaregs ; en revanche, il s’indigne devant des situations humaines scandaleuses. Il ne veut pas se taire comme un « chien muet » face à un gouvernement qui tolère l’esclavage. Certes, il respecte la démarche religieuse de ceux dont il partage la vie mais éprouve une certaine tristesse devant leur indifférence face à la religion d’amour dont il est le témoin.

Il a des activités culturelles et d’importants projets. Il travaille la langue de ceux dont il partage la vie ; on a de lui des dictionnaires ainsi que de beaux poèmes transmis oralement et qu’il s’est efforcé de traduire. Ses projets furent plus décevants ; il n’a cessé d’appeler des frères et des sœurs qui auraient partagé l’originalité de sa démarche religieuse. En vain. Mais ni joie ni tristesse n’ont pu éteindre l’amour qui le brûlait. « Je ne pensais qu’à moi » disait-il en songeant à sa jeunesse. Au terme de sa vie, son désir amoureux était sans bornes : « Je suis prêt à aller jusqu’au bout du monde… Mon Dieu faites que tous les humains aillent au ciel ! »

La première guerre mondiale eut des soubresauts au Sahara. Une tribu touarègue s’en était prise à l’armée française. Le 1er décembre 1916, Charles ouvre sa porte à un esclave touareg qui le jette à terre avant de le fusiller. Sa présence au monde n’en fut pas éteinte pour autant. Aujourd’hui de nombreux hommes et femmes ont emprunté le chemin de pauvreté ouvert par l’ermite du Sahara ; disséminés dans tous les pays, partageant la vie des plus démunis, ils vivent de son esprit.


Le feu sous la cendre

Au cœur d’un monde capitaliste où l’argent menait le monde, la vie de Charles de Foucauld fut un passage d’une existence de convoitise à une vie amoureuse aux dimensions universelles. Au cœur d’une vie étriquée, pareil au feu qui couve sous la cendre, sommeillait un désir dont la force allait dépasser les frontières d’un pays et d’une religion.

Le même monde exerce toujours son emprise ; il s’efforce de subsister en exacerbant les appétits de jouissance les plus bas. Qu’on songe, par exemple, aux promesses fallacieuses qui s’étalent sur les écrans de télévision ; elles sont nécessaires, parait-il, pour que fonctionne l’économie. Il faut vendre. A tout prix. Au prix en particulier des ravages de la planète et du mépris pour les plus pauvres, les laissés pour compte de la consommation, dans notre pays et dans l’univers. Au prix aussi du racornissement des cœurs, chez les privilégiés qui se bouchent les yeux sur les besoins des plus démunis. Quel parti politique, en notre pays, serait capable de mobiliser les foules pour venir au secours des sans-papiers ou des sans-abris ?

Au cœur de ce monde blessé sommeille pourtant une force prête à se réveiller - la vie de Charles de Foucauld nous le rappelle - la force d’un désir aussi vaste que Dieu lui-même. On pourrait deviner sa présence si l’on prêtait attention aux foules qui ne réussissent pas à se faire entendre. Et pourtant heureux tous ceux-là ! « Heureux les pauvres » : c’est à partir d’eux que le monde pourrait changer ; c’est à partir d’eux que jaillirait un amour désintéressé qui changerait le monde si on répondait à leurs appels.

Christine Fontaine

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