Regards critiques
Saad Abssi et Mohammed Benali

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Cet article tente de regrouper, de façon un peu synthétique, les propos tenus par Saâd Abssi et Mohammed Benali dans une conversation du comité de rédaction, lors de la préparation de ce numéro.

Qu’est-ce que le soufisme ?

Deux siècles après la mort du Prophète, un certain nombre de fidèles se mettaient à l’écart, dans un coin. Il s’agissait pour eux de vivre seuls et d’adorer Dieu en l’invoquant. Ils vivaient pauvrement. Les vêtements les plus simples, à l’époque, étaient des vêtements de laine. Laine, en arabe, se dit « Souf » et la désinence «  i  » désigne l’appartenance. Dire « Soufi » revient à désigner l’appartenance à un groupe ou une ville. J’habite Oujda, je suis oujdi. Dire «  soufi » désigne cette catégorie de personnes qu’on reconnaît par leur vêtement et qui vivent dans la pauvreté et la spiritualité. Des fidèles se sont regroupés autour de ces gens. Ainsi naquirent des groupes de personnes dont les liens entre eux devenaient fraternels.

Chaque groupe créait sa méthode et sa manière de vivre : on se mettait à inventer ! On a vu se produire quelques excès ; on en venait à vénérer au point de l’idolâtrer, la personne ayant inventé la méthode. On l’écoutait parfois plus que le Prophète ou plus que le Coran lui-même. Par exemple quand on lui disait « Le Coran interdit l’alcool  », le Cheikh risquait de dire : « Moi, je vous autorise à en boire  »  ! On écoutait scrupuleusement le Maître en pensant qu’il était en contact direct avec Dieu. Mohammed n’étant plus sur terre pour dire ce qu’il faut faire, désormais le Cheikh le remplaçait.

A propos des soufis on parle de « Zaouïa » et de « Tariqa ». Le mot «  Zaouïa » signifie le « coin » d’une pièce. Il en est venu à désigner une confrérie particulière à cause de la volonté des membres de se mettre à part, à l’écart de la masse, dans le « coin ».

Le mot « tariqa » désigne à la fois un groupe de soufis particulier et la méthode qu’ils suivent. Le sens premier est « chemin ». On suit la méthode comme on suit un chemin.

Chaque confrérie a ses règles. Certaines, par exemple, interdisent le café ou le thé. D’autres imposent des manières de se vêtir (« Tu dois toujours t’habiller en blanc »). Dans certaines « tariqas » il y a des étapes à franchir. On commence par être disciple « mourid » et ensuite on gravit plusieurs échelons en fonction de sa fidélité.

Entrer dans la confrérie suppose un engagement : la soumission au maître et la manière d’adorer Dieu impliquée dans la méthode.

Les soufis et les chrétiens

On constate souvent beaucoup d’affinités entre les soufis et les chrétiens.

Chez vous, les chrétiens, on a inventé les ordres religieux qui suivent des règles définies par un fondateur : St Benoît et les Bénédictins, Thérèse d’Avila et les Carmélites. Ce ne sont que deux exemples parmi beaucoup d’autres. Les soufis, eux aussi, se rattachent à un fondateur. Celui-ci est censé faire partie de la famille du Prophète et sa mission se transmet au sein de la même famille. On se soumet à sa méthode comme les religieux chrétiens se soumettent à la règle de leurs fondateurs et aux consignes du Prieure ou de la Prieure.

Au niveau de la sensibilité religieuse, les chrétiens et les soufis se ressemblent. Par exemple, les soufis parlent beaucoup d’amour ; la prière et le dikhr rapprochent de Dieu et cette proximité est plus importante que la pratique religieuse des cinq piliers. Il est un soufi que les chrétiens admirent : Halladj. Massignon a découvert l’histoire de cet homme qui prêchait l’intériorisation de la pratique. Sa spiritualité était telle qu’elle a réveillé chez Massignon la foi chrétienne de son enfance qui avait disparu. En réalité, Halladj est mal considéré par l’ensemble des musulmans. Il est mort en martyr, crucifié comme Jésus, aux dires des chrétiens, l’a été. Mais s’il a été condamné c’est que sa spiritualité était dangereuse. Il se prenait pour Dieu au point de dire « Je suis la vérité créatrice ».

Les soufis et le chiisme

Les soufis sont proches des chiites. Comme le Cheikh dans une confrérie, l’Imam pour les chiites est un intermédiaire. Ils prétendent, en effet, que la maîtrise sur l’islam (le califat) doit être exercée par un membre de la famille du prophète. Ils ne reconnaissent pas les trois premiers califes (Abou Baker, Omar, Othman) qui n’appartiennent pas à sa famille. Pour eux, le premier calife est Ali, le mari de Fatima, fille du prophète. Le calife est infaillible ; il ne commet pas de péché : c’est un saint. Chez nous, les sunnites, la seule personne incapable de se tromper est le Prophète. Chez les soufis, l’imam de la confrérie, comme le calife en islam chiite, ne commet pas de péché.

Il faut noter pourtant une grande différence entre chiites et soufis  : les soufis ne doivent pas faire de politique.

Différentes catégories de soufis

Les manières de pratiquer le soufisme sont diverses. On peut en distinguer trois.

La première est parfaitement respectable. Certaines confréries, en effet, ont une façon de vénérer Dieu qu’on peut approuver totalement : leurs prières n’ont rien d’exagéré et leur comportement n’est pas excentrique. Certaines confréries ont permis de former des personnalités remarquables comme Abd El Kader en Algérie. Dans cette catégorie, je mets certains soufis qui ne sont pas affiliés à une tariqa. Un croyant peut se fixer lui-même une règle de vie à laquelle il se soumet. Libre à lui de se contraindre à des lectures du Coran à heures fixes, de s’interdire certaines nourritures qui sont pourtant hallal, de jeûner par principe tel ou tel jour de la semaine, de s’imposer des dikhrs pour se maintenir dans le souvenir de Dieu.

A l’opposé, je vois des tariqas qui sont dangereuses. Certains cheikhs exercent sur les membres de la confrérie une autorité intolérable et se servent d’eux pour leur enrichissement personnel. Ils exploitent les gens et font peser sur eux des fardeaux lourds à porter. Je songe à ce que me racontait une personne vivant au Maroc. Cadre d’une grande entreprise, dans une ville de son pays, il rentrait tous les vendredis et repartait le dimanche pour reprendre son travail le lundi. Dès qu’il arrivait, le vendredi, il rejoignait la tariqa, laissait de grosses sommes d’argent et passait la majorité de son temps à la zaouïa. Il ne prenait aucune décision concernant sa vie personnelle sans l’autorisation du Cheikh. En particulier, chaque dimanche il sollicitait la permission de retourner en ville pour reprendre son travail le lendemain. Un jour, le maître lui intima l’ordre de rester. Le mourid lui obéit et revint le lendemain, essuyant le même refus. Il recommença sa démarche pendant plusieurs jours, en vain. Il n’était même pas autorisé à s’approcher du maître pour s’expliquer : un gardien, à la porte, lui transmettait la consigne. Le disciple, un jour, réussit à entrer de force pour parler au cheikh. D’un geste méprisant, celui-ci refusa de l’entendre : « Va-t’en ! ». Cette personne, à l’issue de cette expérience, a quitté définitivement la confrérie.

On se soumet parfois à des rites très contestables. On demande aux fidèles qui se réunissent de laisser au premier rang de l’espace vide pour que le Prophète puisse trouver une bonne place au moment où il viendra les rejoindre. Certaines séances de «  dikhr  » ont quelque chose d’hystérique : on répète des centaines de fois les mêmes formules en criant, en tapant des mains, en sifflant.

Entre la sagesse des premiers et l’excès des seconds, on trouve plusieurs types de zaouïas plus ou moins acceptables. L’autorité du cheikh s’avère humaine et fraternelle ; les séances de prière ne sombrent pas dans une exaltation difficile à supporter quand on les voit de l’extérieur.

La critique du soufisme

Il faut reconnaître que beaucoup de soufis sont profondément respectables et que leur démarche est digne d’estime. Mais il faut reconnaître aussi qu’aux yeux de l’islam classique, ils posent un sérieux problème qu’on peut résumer en cinq points.

- Le fait d’inventer une méthode de vie spirituelle ne peut être accepté sans une extrême prudence. Il est un péché grave aux yeux de l’islam qu’on appelle « bida ». Le mot signifie « innovation  ». On considère, en effet, que le Prophète a transmis tout ce qu’il fallait pour que le croyant avance dans le bon chemin. Rajouter quoi que ce soit à ce que Dieu a transmis par son dernier messager peut parfois être considéré comme un mépris du Coran et de la tradition (sunna).

- Le culte rendu au Prophète, dans beaucoup de confréries, ne peut être accepté. Il atteint parfois des limites intolérables. Le Prophète n’est qu’un homme. Ce ne peut être celui que la prière honore : à Dieu seul il convient de rendre un culte.

- Depuis que le Prophète a quitté le monde, il ne peut être question de créer des intermédiaires entre Dieu et nous. La place du cheikh, dans une confrérie, est doublement critiquable. D’un point-de-vue spirituel, on plonge les croyants dans l’illusion lorsqu’on leur fait croire que lorsque le cheikh parle, il exprime la volonté de Dieu. D’un point de vue psychologique, on met les croyants en situation d’aliénation lorsqu’on se substitue à leur propre volonté. Certains font du cheikh un personnage magique. On raconte, par exemple, que quelqu’un traversait un passage à niveau au moment où le train arrivait. Le train lui est passé dessus et il s’est relevé indemne. On attribue ce miracle à l’intervention de son cheikh. Les fidèles sont plongés dans l’imaginaire.

Crainte ou amour de Dieu ?

- On peut contester aussi le fait que leur spiritualité privilégie l’amour par rapport à la pratique. Prier Dieu, pour eux, n’est pas obéir à la loi mais c’est une manière d’aimer, de parler avec lui comme avec un ami. En réalité, l’islam affirme que croire en Dieu revient non seulement à l’aimer mais aussi à le craindre. Le soufi prétend que l’amour est plus important que la crainte de Dieu. On raconte que Rabia, au 8ème siècle, à Basra, sortait dans les rues avec un seau dans une main et une torche dans l’autre. Elle voulait, disait-elle, mettre le Paradis en cendres avec sa torche et éteindre, avec l’eau de son sceau, les flammes de l’enfer. Il s’agissait de bannir la crainte de l’enfer ou le désir du bonheur au Paradis pour qu’on en vienne à aimer Dieu pour lui-même, gratuitement, sans chercher de récompense et sans redouter de châtiment. Cette attitude séduit les chrétiens mais elle n’est pas vraiment musulmane. On ne peut séparer la crainte et l’amour ; certes, il convient d’aimer Dieu mais on ne peut l’aimer sans le craindre. Pour un vrai musulman, la crainte précède l’amour ; elle empêche de tomber dans le péché. Quand on a surmonté la tentation du péché, grâce à la peur, l’amour peut commencer.

- On peut regretter enfin la façon dont les soufis se situent par rapport au pouvoir en place. Leur principe est de préserver le Coran et le droit de se réunir dans leurs zaouïas pour prier et enseigner. C’est pour cela qu’il faut être en accord avec le régime, quel qu’il soit. Pendant la guerre d’Algérie, bien des militants ont souffert de la double compromission de certains cheikhs qui faisaient acte d’allégeance tant au pouvoir des préfets qu’à celui du FLN. Ben Badis, en 1930, quand il a créé la société des Oulémas était violemment opposé à toutes les confréries. L’histoire de la guerre d’indépendance aura montré qu’il avait ses raisons.

Une expérience personnelle plutôt réussie

J’ai grandi dans une famille qui faisait partie d’une confrérie, surtout mon grand-père et mon père. La spiritualité de cette confrérie (Tidjania), repose sur le « dhikr » : il s’agit de prononcer des formules de prières plusieurs fois pour se « rappeler » le souvenir de Dieu. (Le mot « dhikr » veut dire « rappel »). Le matin, après la prière du lever du jour, ils disent individuellement cent fois une formule qui est une demande de pardon. Après la prière du milieu du jour, ils répètent la même chose. Après la prière de la fin d’après-midi, ils prient en groupe. C’est un peu plus compliqué. Ils répètent trente fois une prière assez longue qui concerne le Prophète. Ensuite vient une autre prière qu’on dit douze fois de suite. Les membres de la confrérie sont persuadés fermement que quand ils terminent la septième fois, le Prophète est réellement présent au milieu d’eux. Alors ils prononcent les cinq prières suivantes dans le recueillement le plus parfait. Entrer dans la confrérie consiste à s’engager à réciter ces prières quotidiennes. Chaque « tariqa », c’est-à-dire chaque confrérie s’engage à réciter ces formules qu’on appelle « dhikr ».

Je respecte cette démarche, bien sûr, mais je ne suis pas d’accord avec cette conviction concernant la présence du Prophète. Mohammed est mort ; sa mission est achevée. Pour justifier cet engagement, les soufis se réfèrent à un hadith du Prophète  : «  Quand quelqu’un parmi vous me salue, Dieu me rend honneur et je transmets cet honneur au fidèle ». Ils s’appuient sur cette phrase en prétendant que la prière qu’ils font pour saluer Mohammed attire le regard de Dieu sur eux. L’ensemble des musulmans n’est pas d’accord sur cette interprétation. Je ne crois pas, pour ma part, à cette démarche : j’ai refusé.

Un jour, mon père m’amène voir le Cheikh, le responsable de la tariqa. Quand mon père arrive à la porte, il se met à quatre pattes. Pour ma part, je continue à marcher normalement. Quand il a eu salué le Cheikh, il s’est tourné vers moi. Il voulait m’écraser. Le fameux Cheikh, voyant cela, est venu vers moi et m’a serré dans ses bras. Il a dit à mon père  : « Laisse-le ! ». Le temps a passé ; on a vécu la guerre d’Algérie et j’ai installé ma famille en France. J’apprends que le Cheikh en question est mourant à l’hôpital américain de Neuilly. Je suis allé le voir : j’entre dans sa chambre. Il me prend les mains et il dit : « J’aimerais que ton père soit encore vivant. Je lui dirais tout ce que tu as fait pendant la révolution ». Il avait été informé par les membres de la confrérie.

Pour être franc, je dois avouer que si j’ai refusé de m’engager dans la confrérie je n’ai pas manqué de m’infiltrer dans leurs groupes pendant la guerre d’indépendance pour recruter des adhérents.

Une expérience personnelle malheureuse

J’ai rencontré pour mon malheur une confrérie déplorable. Quand je m’occupais de la mosquée du Port à Gennevilliers, j’avais fait appel à un imam venu du Liban. Il a voulu faire naître une tariqa et il a recruté plusieurs dizaines de fidèles. Ceux-ci le vénéraient d’une façon vraiment malsaine. Je les observais en éprouvant un très grand malaise. Le cheikh trônait dans un fauteuil et ses soi-disant « mourids », des travailleurs, manœuvres pour la plupart, étaient assis par terre autour de lui. Ceux-ci venaient tous les soirs l’entourer, le combler d’argent et de cadeaux. Tous les soirs, ils se disputaient l’honneur de l’inviter à dîner et à dormir chez eux. Chacun était persuadé que ce qu’il leur disait venait de Dieu. Un jour, quelqu’un lui a offert un téléphone portable en lui disant : «  Je vous paie l’abonnement ». Mal lui en a pris. Lorsque la facture est arrivée, il avait à payer une somme d’environ 8000 €. Le cheikh passait ses journées à téléphoner au Liban ! Heureusement le hasard a voulu qu’on s’aperçoive qu’il avait détourné à son profit la zakat du Ramadan destinée aux pauvres. Cela m’a permis de l’éliminer sans que la communauté ose me le reprocher.

Ceci dit, je le répète et j’y insiste, les soufis sont loin de ressembler tous à ce personnage et j’ai, à l’égard de la plupart d’entre eux, un très grand respect.

Saad Abssi et Mohemmed Benali


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