Ali Merad et les chrétiens
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1- Hommage à un ami
par Michel Lelong


2- « Charles de Foucauld au regard de l’islam »
par Ali Merad

1- Hommage à un ami
par Michel Lelong

Le Père Michel Lelong, pionnier du dialogue islamochrétien en France, a bien connu Ali Mérad. Il a préfacé son livre (« Charles de Foucauld au regard de l’islam »), lors de sa réédition (Desclée de Brouwer – 2016). Qu’il soit remercié de nous avoir livré son témoignage.

Ali Merad un pionnier

En ce début du XXIème siècle, les relations entre les pays européens et le monde musulmans sont parfois difficiles, mais de plus en plus nombreuses et étroites. Trop souvent encore, les religions – toutes les religions – sont interprétées et vécues de telle façon qu’elles suscitent des tensions, aggravent les conflits politiques et parfois même conduisent aux pires violences. Mais sur tous les continents, de plus en plus nombreux sont les croyants qui, ayant découvert les liens spirituels qui les unissent, travaillent ensemble et avec tous les autres – croyants ou non – pour promouvoir la justice et la paix.

Si un tel progrès a pu être réalisé depuis un demi-siècle dans le domaine des relations interculturelles et interreligieuses, c’est grâce au travail et à l’engagement de quelques pionniers qui appelèrent à une véritable connaissance mutuelle et à une confiante coopération entre les grandes familles spirituelles. L’un de ces pionniers est Ali Merad qui, le 23 mai dernier, a quitté ce monde pour retourner à Dieu.

C’est en 1953 que j’ai fait la connaissance d’Ali Merad. Nous étions, lui et moi, étudiants à l’université d’Alger. La situation politique en Algérie était très tendue et elle allait bientôt devenir tragique. Ali et moi avons alors organisé des rencontres entre étudiants français et algériens pour parler ensemble des relations entre la France et l’Algérie, et aussi des rapports entre l’Eglise catholique et l’Islam. Ce fut dans ma vie de prêtre ma première expérience de « dialogue interreligieux », un dialogue qui est fondamentalement théologique, spirituel, mais qui doit tenir compte du contexte culturel, des situations politiques, des événements vécus dans chaque pays et au niveau international. Nous nous sommes retrouvés, Ali et moi, en 1975, quand, après une vingtaine d’années vécues à Tunis, j’ai regagné Paris pour animer le Secrétariat pour les Relations avec l’Islam (SRI) que venait de fonder la Conférence des Evêques de France. Ali Merad était devenu un brillant intellectuel. Il enseignait, écrivait des livres et des articles, faisait des conférences sur la pensée musulmane d’hier et d’aujourd’hui. Il fut l’un de ceux dont les conseils furent sollicités quand les concertations s’engagèrent en vue de mettre au point les relations entre le gouvernement français et l’islam de France.

Ali Merad était très attentif à la situation internationale, en particulier aux événements du Proche-Orient et à l’injustice faite depuis tant d’années au peuple palestinien. Il était de ceux, peu nombreux alors, qui pensaient et disaient que la France et les Etats arabes devaient unir leurs efforts pour que le Droit International soit enfin respecté par l’Etat d’Israël, y compris en ce qui concerne le statut de la Ville Sainte, Jérusalem.

Un ami du Secrétariat des Relations avec l’Islam

Il fut aussi un de nos amis musulmans qui nous apporta son soutien et son aide, quand, au Secrétariat pour les Relations avec l’Islam, nous nous efforcions de faire connaître en France les enseignements du Concile Vatican II sur les relations entre l’Eglise et l’Islam. Il participa souvent aux réunions et conférences auxquelles nous l’invitions et où ses interventions étaient très appréciées. Enfin, il apporta son aide à de nombreux foyers islamo-chrétiens dans leur réflexion sur la dimension de leur vie familiale, en particulier en ce qui concerne l’éducation des enfants.

En 1975, Ali Merad publia aux Editions du Chalet, un livre intitulé « Charles de Foucauld au regard de l’islam ». Dans cet ouvrage, il expliquait comment, en se confiant à Dieu dans le silence et la prière, en vivant uni à Jésus, l’Ermite du Sahara devint le « frère universel » attentif et accueillant à tous et à chacun.

Puisse le souvenir d’Ali Merad rester présent parmi nous et nous aider à garder l’Espérance.

Michel Lelong


2- « Charles de Foucauld au regard de l’islam »
par Ali Merad

Charles de Foucauld, l’ermite du désert, fut assassiné le 2 décembre 1916. Comment faut-il interpréter cette mort ? Doit-elle être considérée comme celle d’un combattant, donnant sa vie au service d’un pays colonisateur ? Au contraire, le Père de Foucauld est-il le martyr mort pour l’Islam et les musulmans ? Fils fidèle de l’Algérie, Ali Mérad s’est efforcé d’analyser l’ambiguïté de cet ancien officier de l’armée française devenu frère des Touaregs. Par-delà les connivences inévitables avec une armée en Guerre, l’intellectuel algérien a su déceler un authentique mystique dont il se sent proche.

Une existence tendue vers un idéal de sainteté, dans le renoncement et l’humble imitation de Jésus, telle apparaît la vie saharienne de Charles de Foucauld. Loin des attraits du monde, loin même des voies ordinaires de la charité, il a choisi la Voie étroite, pour marcher à la suite de son divin Maître : « Si quelqu’un veut me suivre, qu’il se renonce tous les jours et Me suive » (Ecr. Spir. 165 ; cf. Luc 9,23 ; Matthieu 16,24 ; Marc 8,34).

Sa vie de renoncement et de silence, avec prédilection pour « cette chère dernière place » de simple « ouvrier, fils de Marie » (Ecr. Spir. 189) fut une vie ardente quand même, et une intense présence dans son milieu et dans son temps, par son action quotidienne, par son travail intellectuel et son importante correspondance. Car un homme de la trempe de Charles de Foucauld ne pouvait s’absorber totalement dans une vie strictement contemplative. Il était animé d’une volonté d’enseigner – plus par l’exemple, certes, que par la parole – et de faire éclater la Vérité pour laquelle il vibrait de tout son être. Il aspirait avec une passion contenue, mais constante, à ouvrir une voie nouvelle pour mener à Jésus. Cette voie, il a déployé toute son énergie et sa ferveur pour la rendre rayonnante et en quelque sorte irrésistible.

Vérité, Voie, ces mots reviennent souvent dans les Ecrits Spirituels de Charles de Foucauld. Les saints musulmans ont également prêché pour leur Vérité et leur Voie, en reconnaissant que la Vérité divine est une, bien que les voies qui y mènent sont différentes, comme le sont les messages prophétiques et autres signes qui la rendent sensible aux hommes. En effet, l’Islam n’a pas horreur de la diversité. A l’intérieur, le pluralisme normatif, en matière de loi religieuse, est regardé comme « une grâce divine ». A l’extérieur, le pluralisme confessionnel est accueilli avec un esprit de tolérance que fortifie la considération spéciale accordée par la révélation coranique aux Gens du Livre (juifs et chrétiens). « A chacun parmi vous, proclame le Coran, nous avons assigné une règle et une voie… Si Dieu l’avait voulu, il vous aurait constitués en une Communauté unique. Mais il veut vous éprouver en ce qu’il vous a donné. Devancez-vous donc mutuellement dans les œuvres de bien : vers Dieu sera votre retour à tous » (V,48).

Un témoignage irremplaçable

La vérité oblige à considérer Charles de Foucauld au plan qui a été réellement le sien… A ce plan-là, de Foucauld a laissé le souvenir d’une figure exemplaire. Le célèbre « marabout chrétien » a, nous semble-t-il, accompli devant la communauté musulmane un témoignage irremplaçable, en cherchant à rendre vivantes la charité et la spiritualité évangélique. Il s’est efforcé d’assumer toutes les vertus reconnues aux chrétiens dans la révélation coranique, en donnant l’exemple de la fraternité agissante, de l’humilité et de l’inépuisable douceur. En dépit des conditions historiques difficiles, en dépit des tentations d’injustice ou d’intolérance qui guettaient non seulement les responsables de la politique française au Maghreb, mais tout chrétien impliqué dans le processus colonial, il a recherché l’amitié des musulmans, et a tenté d’instaurer avec eux une cohabitation fraternelle.

Il a en outre prouvé que ce désir de fraternité n’était pas une sorte d’aspiration d’ordre platonique ou intellectuel. Vivant parmi les Touaregs, il a partagé leur propre sort, voyant en eux non des étrangers, mais des voisins, des amis et des frères. Sa fidélité au peuple touareg et au pays d’adoption ne se démentira pas jusqu’à sa mort.

Par fidélité à la terre africaine à laquelle il a donné le meilleur de lui-même, Charles de Foucauld a fait vœu d’« y reposer jusqu’à la résurrection ». Et c’est ainsi qu’en a décidé le destin. Dans ces conditions, serait-il exagéré de penser que, s’il appartient spirituellement à la chrétienté, le grand ermite du Sahara appartient d’une certaine manière à l’Islam, puisqu’il a choisi une terre musulmane pour dernière demeure ?

Le musulman regardera avec respect cette figure exceptionnelle : celle d’un homme qui a sereinement assumé le refus de toutes les joies du monde, et qui a cherché en toutes circonstances à agir « en vue de l’agrément de Dieu  » (Coran LVII, 27).

Cet aspect des choses n’a pas échappé à son grand ami, le chef des Touaregs, Moussa Ag Amastane, qui l’a pleuré sincèrement... « Dès que j’ai appris la mort de notre ami, votre frère Charles, mes yeux se sont fermés ; tout est sombre pour moi ; j’ai pleuré et j’ai versé beaucoup de larmes et je suis en grand deuil. » Ces mots se passent de commentaire, car un homme tel que ce chef Touareg était incapable de sensiblerie ; et il n’avait nul besoin de feindre une pareille douleur.

La vérité est que Moussa Ag Amastane et ses coreligionnaires étaient bien placés pour reconnaître en Charles de Foucauld autre chose qu’un hôte de passage, ou un ami – étranger – plus ou moins complaisant. A travers ses paroles et ses gestes, et vu son souci constant de partager leur difficile condition matérielle, ils ont dû comprendre qu’il se voulait – et se sentait – parmi eux simplement comme un homme parmi ses frères.

Une âme mystique

Devant tant de sacrifices, tant d’efforts en vue d’un rapprochement fraternel, fût-ce dans le dessein d’ « apprivoiser » autrui pour l’unir à la famille du Christ, faut-il tenir rigueur à Charles de Foucauld d’un style d’apostolat marqué par une conception simpliste des valeurs morales et religieuses de l’autre ? L’homme ne prétendait pas être infaillible. Il ne prétendait pas non plus agir au nom de telle ou telle forme d’humanisme moderne attentif aux seules valeurs terrestres. C’était une âme profondément chrétienne, une âme mystique, qui ne voyait d’absolu qu’en Jésus. Qui s’aviserait de jeter la pierre à un être qui a consacré sa vie entière à un tel absolu ?

Au-delà des maladresses inévitables et des erreurs de jugement (dont Charles de Foucauld était probablement inconscient), il reste cette aventure humaine exceptionnelle et qui ne cessera d’interpeler la conscience musulmane tout autant que la conscience chrétienne. Et l’on s’interrogera longtemps sur l’élan mystérieux qui a conduit ce fils d’Alsace vers le Sahara, puis vers le cœur de l’Ahaggar (Hoggar), où il a tenté de donner une âme à une nature sauvage, comme arrachée d’un monde lunaire.

Parce qu’il a décidé un jour d’y planter son ermitage (mai 1910) face au paysage tourmenté de l’Ahaggar, le promontoire de l’Asekrem est devenu l’un de ces hauts-lieux où souffle l’esprit. Là où elle s’est imprimée pour toujours, l’image de Charles de Foucauld est devenue source de rayonnement dans la solitude et le silence ; ainsi « la lampe du moine » chère aux poètes arabes antiques, et dont la lueur faisait battre d’allégresse le cœur du voyageur solitaire, à la pensée qu’à travers la nuit insondable du désert, cette fragile lumière est comme l’annonce joyeuse d’une fraternelle présence.

Ali Merad


Charles de Foucauld

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