Portes ouvertes
Michel Jondot
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Par-delà les frontières qui définissent leurs religions, des musulmans et des chrétiens ont découvert un espace mytérieux où ils peuvent s’accueillir mutuellement et, sans rien renier de leurs convictions, se nourrir de la foi les uns des autres.

Sharia’ti et le christianisme

Tous les vivants sont dans mon cœur.
L’auberge est vaste.
Il y a même un lit et un repas chaud
pour les criminels et pour les fous.

Christian Bobin

Ali Sharia’ti est un intellectuel iranien qui tint au moins autant de place que l’imam Khomeyni dans la préparation de la révolution de son pays. Sa démarche politique était profondément mystique. Il se heurtait en même temps au pouvoir en place qu’il voulait renverser et à l’immobilisme conservateur des oulémas. Le prophète Mohammed avait lutté pour que du monde barbare de son temps sorte une société juste. Il devrait servir de modèle pour s’opposer à la fois à l’emprise occidentale aliénante et à l’immobilisme des Oulémas. Sharia’ti s’efforça surtout de dégager la figure de Fatima pour en faire un modèle à contempler et reproduire. La fille du prophète avait affectueusement soigné les blessures, aussi bien physiques que morales de son père dans son combat pour que triomphe la justice ; elle avait veillé sur lui à la façon d’une mère, souligne Sharia’ti ; le fait qu’avec Ali, son mari, elle ait été éliminée du pouvoir, à la mort du père, fut une souffrance qu’elle assuma héroïquement et dont il convient d’admirer la grandeur. Elle semble, en effet, avoir été choisie par Dieu comme un otage que l’on retient pour obtenir ce que l’on exige.

Sharia’ti était sévère à l’égard de l’Église catholique et pourtant Yann Richard qui a beaucoup travaillé sur ses œuvres, a découvert des textes que le mystique iranien attribue à un chrétien, un certain Chandel, mais qui semblent refléter sa propre démarche. Toujours est-il que le philosophe iranien, à coup sûr, a connu les dogmes de l’Incarnation et de la Trinité et s’en est nourri. Il a fait savoir le nom de la personne qui l’avait conduit aux sources chrétiennes où il s’était abreuvé. Ce personnage de Fatima était le fruit d’une longue recherche pour trouver, dans l’histoire musulmane, l’impact de la figure de cette femme sur les générations qui ont suivi la naissance de l’islam. Ce travail fut mené de concert avec le fameux islamologue, Louis Massignon. Les travaux de ces deux hommes se sont croisés : l’un et l’autre ont découvert une certaine parenté entre Marie et Fatima.

La rencontre du catholique et du chiite est assez révélatrice de ce que pourrait devenir le dialogue interreligieux. Entre l’un et l’autre s’est produite une sorte d’hospitalité réciproque. L’islamologue n’est pas resté enfermé dans son statut de chercheur. Avec le musulman, le chrétien a habité un monde étranger comme s’il s’agissait de sa propre patrie. Sharia’ti, pour sa part, ne s’est pas laissé emprisonner dans la vision d’un Occident qu’il considérait comme un ennemi. Il s’est reconnu conduit « vers un ‘je ne sais où’ dont nous portons sans cesse la nostalgie ».

Par-delà les clivages religieux.

Massignon, avant lui, avait fait l’expérience de cette contrée mystérieuse à laquelle, par-delà les clivages religieux, les croyants ont accès. Tout avait commencé au début du 20ème siècle. Ce jeune intellectuel, imbu de rationalisme, avait décidé de faire une thèse d’archéologie à propos d’un mystique musulman mort à Bagdad en 922 : Hallaj avait été condamné par sa communauté à être crucifié pour avoir témoigné de son expérience de l’amour de Dieu  ; curieux personnage. Dans ce cadre, Massignon fut envoyé en mission en Mésopotamie, pour chercher les traces que ce martyr de l’islam avait laissées. Il insista pour être hébergé, à Bagdad, dans le quartier musulman afin de mieux pénétrer l’âme et la langue arabes. Lors de ses investigations, soupçonné d’espionnage, il fut arrêté et torturé par les autorités ottomanes. Écrasé par une grave crise de paludisme, désespéré, il tente sans succès de se suicider. Peut-être aurait-il été condamné à mort si n’était intervenue la famille musulmane qui l’avait hébergé ; les Alloussi se livrèrent aux autorités pour se porter garants de lui. Par la suite, ils lui parlèrent de l’islam et le jeune archéologue n’eut pas de mal à découvrir qu’en lui ouvrant leur maison, ils avaient considéré leur hôte comme un dépôt sacré que Dieu leur confiait. « Aman » : tel est le mot utilisé par la langue du Coran pour désigner cette démarche.

La visite de l’étranger

Curieuse expérience : il se trouve que Massignon a retrouvé la foi de son enfance en ce lieu musulman où il fut arraché à la mort. Le chrétien et ses amis musulmans de Bagdad, à en croire le témoignage de l’archéologue, se sont trouvés en un lieu où l’un et l’autre n’étaient plus chez eux. Celui qui venait à leur rencontre était pour eux un étranger : « l’Étranger qui m’a visité, un soir de mai… L’Étranger qui m’a pris tel quel… inerte dans sa main… »

En cet espace dont témoignent de concert Matignon et Sharia’ti, les liens qui se nouent sont difficiles à décrire. Sharia’ti s’y est essayé. Il faut à la fois parler de solitude et de communion : « un lien tissé non par la nature ni la création mais par la solitude de deux êtres apparentés. » Peut-on parler d’amour ? le terme est trop ambigu. Peut-on parler d’amitié ? Le terme n’est pas assez fort. Ce dont il s’agit c’est du « feu de la pure dilection… le feu de l’amour d’amitié qui n’est ni brûlant ni froid, qui n’échauffe pas. Pourquoi ? Parce qu’il est sans besoin ».

Massignon considère que dans cet univers à la fois proche et étranger, Hallaj – ce mystique qu’il s’est efforcé de découvrir - a une place particulière. Il est allé jusqu’au terme de sa recherche de Dieu ; lorsqu’il L’eut trouvé, il n’était plus possible de demeurer dans le monde de l’histoire. Il prétend avoir pénétré en ce point où l’Étranger nous rejoint :

« J’ai vu mon Seigneur avec l’âme du cœur et Lui dis :‘Qui es-tu ?’ Il me répondit : ‘Toi !’ Mais pour Toi, le ‘où’ n’a plus de lieu, le ‘où’ n’est plus quand il s’agit de ‘Toi’. Et il n’y a pas, pour l’imagination, d’image venant de Toi, qui lui permette d’approcher où Tu es ! Puisque Tu es celui qui embrasse tout lieu, jusqu’au-delà du lieu, où donc es-tu, Toi ?» (2)

Hallaj a eu cette phrase étrange : « Je suis la vérité ». Ce disant, il se reconnaissait habité par un autre que lui, prenant sa place, parlant à sa place, et, par le fait même, ne lui laissant plus de place : l’excluant des lieux où se déroule la marche du monde.

Au-delà de la Sharia

Hallaj avait médité sur l’Ascension du Prophète lorsqu’il fut transporté jusqu’à « la mosquée lointaine » (Al Aqssa) de Jérusalem. Montant de degré en degré, par-delà tous les enseignements de ses devanciers, Mohammed aurait accédé à une frontière qu’il n’aurait pas osé franchir : « le lotus de la limite » ; il en serait revenu après avoir reçu la Shari’a. Ainsi la Loi tient-elle Dieu à l’écart, dans une transcendance absolue. La démarche du mystique de Bagdad a consisté à rejoindre ce point inaccessible, au-dessus de la loi, où l’on ne peut demeurer sans mourir. C’est pourquoi, devenu « hors-la-loi », il fut condamné à mort. Flagellé, crucifié sur un gibet, il fut exhibé aux yeux des foules. Ainsi était exaucé un vœu mystérieux qu’il avait exprimé : mourir excommunié, « anathématisé » par l’islam. La religion qui lui avait révélé Dieu l’avait conduit en un point où la religion est dépassée, que Massignon a rejoint et dont il apporte le témoignage (3).

Sharia’ti, sans cesser d’être musulman, s’est reconnu chez lui en fréquentant le chrétien Massignon. Celui-ci, hébergé dans la maison d’une famille musulmane, retrouve la foi chrétienne de son enfance et pénètre au plus intime de l’islam en rejoignant la démarche d’un mystique musulman du temps passé. On pourrait multiplier la liste de ceux qui se sont retrouvés chez eux en fréquentant le pèlerin qui s’était aventuré sur la route du mystique de Bagdad.

Mohamed Abd-el-Jalil

On ne peut manquer, à ce propos, d’évoquer la figure de Jean-Mohamed Abd-El-Jalil. Élevé au sein d’une famille profondément religieuse au Maroc, il fut l’élève à la fois du lycée français de Fès et de la célèbre école musulmane, Al Qarawiyyîn, où il puisa un sens profond de la transcendance de Dieu. Repéré pour son intelligence, il fut envoyé en France pour y poursuivre des études supérieures. Un peu à la manière de Massignon qui avait été l’hôte des Allousi à Bagdad, il fut hébergé, aux alentours de Paris, dans une famille chrétienne. Afin de pouvoir contester le christianisme en connaissance de cause, il s’inscrivit à l’Institut-Catholique. En réalité, il y fut davantage touché par les qualités humaines des personnes qu’il y a rencontrées que par le contenu de l’enseignement qu’il était venu chercher. Il fréquentait les cours de Massignon lorsqu’il entreprit, à son tour, de préparer une thèse de doctorat sur un mystique musulman du Haut Moyen Age. Le contact avec le converti de Bagdad produisit chez lui un bouleversement. De l’affirmation musulmane il passe au christianisme et son maître, Massignon, devint son parrain lorsqu’il demanda le baptême. En réalité, en lisant la correspondance qu’ils ont entretenue de 1926 à 1962 (4),on constate qu’en rejoignant l’Eglise il ne trahissait pas l’islam auquel il n’a cessé de se vouloir fidèle. Très symboliquement, sur la suggestion de son parrain, il voulut que son prénom chrétien soit associé au prénom musulman reçu à sa naissance : « Jean-Mohammed ». De fait, grâce à lui, l’islam put être présent et présenté en France dans toute sa vérité et toute sa noblesse. J.M. Abd-el-Majid s’est efforcé, par ses conférences et son enseignement, de le faire connaître dans son originalité. Lorsque la terre musulmane où il était né se débattait pour obtenir son indépendance, il se manifesta solidaire du Mouvement National Marocain. Passer d’un univers religieux à un autre sans, pour autant, quitter le premier, tel semble être le mystère d’une rencontre en vérité.

De Massignon à Ghandi

On ne quitte guère l’univers du monothéisme en évoquant cette communication qui bouleversa des vies. En réalité cette ouverture est universelle. Massignon en fit l’expérience lorsqu’obtenant son indépendance, l’Inde fut en voie de partition. Les musulmans réclamèrent d’être séparés. Cette partition était une souffrance pour Gandhi qui s’efforçait de faire siennes les préoccupations de l’islam. Un jour, ses coreligionnaires interdirent à un groupe de musulmanes de se rendre en un lieu saint du pays ; elles vinrent trouver Gandhi qui non seulement les écouta mais vécut avec elle cet acte de piété, les accompagnant dans ce pèlerinage, se laissant pénétrer par les paroles du Coran qui nourrissait la marche de ces croyantes. L’islamologue français ne pouvait que se reconnaître dans cette expérience où le cœur de l’un est habité par le désir de l’autre. On entrait en ce lieu où, sans quitter sa patrie religieuse et au nom même de ses appartenances spirituelles, on rejoint pour les faire siennes, les attentes d’autrui.

Ce point où, dépassant toutes les particularités, on réussit à se rejoindre, Massignon l’appelait « le point vierge ». « Mon âme est mêlée et unie à votre âme et tout accident qui vous blesse me blesse aussi » : il aimait citer cette phrase de Hallaj pour dire cette jonction mystérieuse dont il fit l’expérience. C’est en ce point secret que se manifeste le Dieu d’Abraham ; on le trouve au fond de chaque personne humaine, fût-elle la plus méprisable : rien ne peut le faire disparaître. Parlant de son lien avec Massignon, Sharia’ti parlait de «  deux solitudes » ; tel est le caractère paradoxal de ce « point vierge ». Il est là où on se rejoint et où pourtant nous ne pouvons être confondus. Il est à remarquer que toutes les personnes qui viennent d’être évoquées se sont mises au service de leur environnement politique et social. Sharia’ti était présent dans le processus révolutionnaire de son temps. Imprégné de la sociologie qu’il était venu étudier à Paris, il s’efforçait de mettre l’enseignement du Coran au service d’un combat contre un système de domination dont les plus pauvres faisaient les frais. Ses engagements lui valurent la torture et la prison. Gandhi et Abd-El-Jalil furent l’un et l’autre embarqués dans le travail de décolonisation de leurs peuples : Gandhi face à l’Angleterre, Abed-El-Jalil face à la France. Le premier y laissa sa vie. Qui plus que Massignon fut présent aux malheurs de son temps ? Il participa aux accords qui découpèrent le Proche-Orient en 1916. Attentif aux souffrances du peuple juif pendant les années trente, d’abord favorable à la naissance d’Israël, il dénonça les méfaits du découpage de la Palestine après le second conflit mondial : comment, en effet, ce témoin de l’hospitalité aurait-il pu supporter ce travail de séparation où, par myriades, des familles arabes furent contraintes de quitter leurs foyers ? Sa solidarité avec les peuples du Maghreb s’est affirmée avec force lors des guerres d’indépendance. Prenant la défense des Algériens arrêtés par la police et jetés à la Seine il entreprit un jeûne en compagnie d’amis musulmans, en signe d’indignation et de solidarité.

Cet engagement de type politique est en réalité inséparable de la démarche mystique de ces personnages entre lesquels se sont noués des liens dont on vient d’évoquer l’originalité. D’où vient cette complicité ? Ces propos de Sharia’ti sont éclairants :

« Le cours le plus remarquable du professeur Massignon, ce n’est pas à la Sorbonne ni au Collège de France que je l’ai vu…mais au pied de la colonne de la mosquée des musulmans de Paris. Il était assis là, avec quelques marchands de légumes et quelques malheureux ouvriers arabes algériens qui, dans la France colonialiste, avaient oublié jusqu’à leur religion et leur langue, pour leur enseigner le Coran. » (5)

Combattre l’injustice, en effet, conduit à prendre le parti des faibles. Celui qui souffre en appelle à l’autre, à « la visitation » de l’autre ; en s’avérant ainsi lieu d’hospitalité, celui qui souffre révèle le passage de Dieu. Massignon en avait fait l’expérience dans sa jeunesse, lors de son expédition en Mésopotamie. Dieu est là où l’homme souffre ; il prend la place du sujet. Hallaj l’avait compris lorsqu’il s’écria « Je suis la Vérité  ». Massignon, chaque dimanche, allait visiter des prisonniers : face aux criminels condamnés, il prétendait rencontrer Dieu en vérité. Celui qui souffre, en effet, est comme un otage. Le musulman Sharia’ti, méditant sur la figure de Fatima, rejoint Massignon qui reconnaît dans le Christ l’otage par excellence.

Nous sommes dépassés

Autant qu’en d’autres époques la souffrance et la mort étendent leurs pouvoirs. Pourra-t-on jamais compter le nombre des victimes de Daesh ou de celles de l’égoïsme des peuples qui ferment leurs frontières aux « damnés de la mer » ? Sans doute convient-il de réfléchir sur les conditions du dialogue entre deux institutions religieuses, la musulmane et la chrétienne. « La dernière démarche de la raison – disait Pascal – c’est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent » ; on peut remplacer le mot « raison » par le mot « religion ». Chrétiens et musulmans, nous sommes, les uns et les autres « dépassés » : Dieu est plus grand que l’Eglise ou que l’Oumma. Lorsque, sortant du coma où la torture l’avait plongé, lors de son arrestation en Mésopotamie, l’archéologue agnostique s’aperçut qu’il priait dans la langue arabe, la langue d’un autre, la langue de l’hôte qui l’avait hébergé. Elle s’est avérée langue de Dieu. Massignon s’est efforcé de réfléchir sur le mystère du langage. Il insiste pour dire que les mots que nous employons ne sont pas enfermés dans le sens que nous leur donnons. Ils font plus et mieux que de communiquer des idées ou un savoir. Ils sont, en effet, une porte ouverte où les uns et les autres se rencontrent comme les habitants d’une même demeure. Puissions-nous trouver le langage entre nous où nous pourrons discerner le passage de Dieu !

Michel Jondot

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