Séparation de l'Eglise et de l'Etat "à l'Américaine"
Bonita W. Pinkham
"Séparatisme" Page d'accueil Nouveautés Contact

Bonita Pinkham, après avoir enseigné quelques temps à Columbia University (New York), s’est installée en France avec son mari. Elle s’intéresse depuis longtemps aux différences sociétales entre la France et les États-Unis. Elle examine « les rôles en tension de la religion et de la laïcité aux États Unis » et les compare avec ce qui se joue en France.

L’examen du rôle de la religion dans les nations occidentales révèle une relation nuancée et complexe. La France est prise pour le modèle le plus vrai d’un Etat laïc. Les Etats-Unis, plus que tout autre Etat occidental, est considéré comme le frère jumeau laïc de la France, partageant le même idéal de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les deux nations ont un cadre légal pour maintenir cette séparation, quoique la politique française de laïcité éloigne la religion de la sphère publique de façon beaucoup plus agressive que le « secularism » des Etats-Unis. Bien que les deux Etats aient une tradition laïque qui garantit la liberté de religion, des différences fondamentales existent, concernant tant l’idéologie que la pratique. L’objectif de cet article est d’examiner les rôles en tension de la religion et de la laïcité aux Etats-Unis.


Cadre

La liberté de religion est protégée par la constitution américaine. Les fondateurs des Etats-Unis (« Founding Fathers »), tels que Jefferson, fortement influencés par les Lumières, voulaient que la religion soit « libre de toute corruption de l’Etat », mais aussi que l’Etat soit « libre de toute corruption de la religion » et pensaient que cette séparation était la meilleure solution pour les deux (1). Le premier amendement du Bill of Rights, ratifié en 1791, stipule que « le Congrès ne devait promulguer aucune loi établissant une religion ou interdisant le libre exercice d’une religion » (2). Ainsi le « Establishment Clause » de la constitution interdit au Congrès d’établir une religion officielle ou d’imposer la participation à une Eglise. Elle garantissait ainsi une politique de neutralité à l’égard de toutes les dénominations religieuses. Le second principe, appelé « Free Exercise Clause », interdit les persécutions religieuses et toute interférence gouvernementale dans la pratique religieuse. Il reconnaît ainsi que la religion relève de la conscience personnelle et qu’une bonne citoyenneté peut inclure des personnes adhérant à des religions diverses. Ce pluralisme n’était pas seulement un idéal : c’était aussi une réalité dans les jeunes colonies. Le christianisme était dominant mais il existait de nombreuses confessions différentes dans les 13 colonies (Anglicans, Congrégationalistes, Baptistes, Quakers, Puritains, Presbytériens, etc.). A cette époque, même s’il n’existait pas d’Eglise officielle au niveau fédéral, la plupart des colonies imposaient une participation religieuse obligatoire (quant au financement et à la pratique) dans l’Eglise officielle de cette colonie, et, après la création des Etats-Unis, dans l’Eglise de l’Etat concerné. Ces lois furent progressivement supprimées des constitutions des différents Etats afin de les mettre en conformité avec le premier amendement, mais ce n’est qu’en 1833 que le Massachusetts mit fin à sa religion officielle.


Un peuple fièrement religieux

Même si la constitution garantit une position de neutralité de l’Etat - aucune religion ne doit être privilégiée - on constate néanmoins que la religion est tissée dans la trame de la société américaine. En 1835, de Tocqueville a observé que « La religion, qui, chez les Américains, ne se mêle jamais directement au gouver¬ne¬ment de la société, doit donc être considérée comme la première de leurs institutions politiques » (3).

Aujourd’hui, les Américains restent profondément et fièrement religieux même si l’affiliation religieuse décline progressivement. Selon une étude de la Pew Foundation (« Religious Landscape Study » actualisée en 2019) (4), 65% des Américains se considèrent chrétiens, soit une baisse de 12 points par rapport à 2019. Tant le protestantisme que le catholicisme ont connu un déclin : 43 % des américains se disent protestants (51% en 2009) et 20 % se disent catholiques (23% en 2009). Les chiffres décroissent non seulement en pourcentage mais aussi en chiffres absolus. Les non-chrétiens (juifs, musulmans, hindous et bouddhistes), ont atteint 7 % de la population en 2019, contre 5 % en 2009, soit un léger accroissement. Les musulmans représentent 1% de la population américaine, et les juifs 2%. La plus grande augmentation est observée dans le groupe des « personnes non affiliées » (athées, agnostiques ou simplement « sans affiliation particulière »). Dans l’étude de 2019, ces catégories représentaient 26% de la population, contre 17% en 2009. L’étude menée par la Pew Foundation en 2014 mit en lumière les mêmes tendances en Europe occidentale mais montra que les « personnes non affiliées » aux Etats-Unis étaient plus religieuses (quant à la pratique et à la foi en Dieu) que les personnes se déclarant « chrétiennes » dans de nombreux pays d’Europe Occidentale, dont la France (5).

L’affiliation à une Eglise n’explique qu’en partie le rôle structurel des religions aux Etats-Unis. Des « religious purpose groups » jouent aussi un rôle important dans la société américaine. Ces groupes interconfessionnels font un lobbying actif auprès des législateurs tant au niveau fédéral qu’au niveau des États concernant un nombre important de questions sociétales. Bien qu’ils ne représentent pas officiellement leurs Églises, ils cherchent à influencer la politique sociale pour qu’elle soit conforme à leurs propres vues morales et religieuses concernant un grand nombre de lois qui ont souvent des conséquences importantes bien au-delà du cercle de leurs fidèles (par exemple les lois sur l’avortement ou les droits des LGBT). Leur influence a augmenté depuis les jours du « Christian Women’s Temperance Movement  » des années 1920, qui lutta contre la consommation de l’alcool, ou la lutte des Quakers pour l’abolition de l’esclavage. Il n’y avait que 10 « religious purpose groups » en 1930 mais leur nombre a atteint 215 en 2010 et comprend des groupes très conservateurs tels que le «  Family Research Council » ou le « Liberty Federation » (anciennement « Moral Majority). Alors qu’initialement ils n’étaient que des groupes de pression agissant sur des questions spécifiques, ils sont devenus une force importante de promotion de leurs valeurs auprès de l’ensemble de la classe politique. Certains observateurs soutiennent l’idée que le lobbying de ces «  religious purpose groups » crée une sorte de pluralisme religieux dans la vie politique  ; d’autres estiment que cela mérite un examen plus critique parce que ces groupes servent d’intermédiaires entre l’Église et l’État et que leur engagement dans le processus législatif représente une brèche dans le «  mur  » qui sépare les croyances privées et la sphère publique (6).


Le pari social aux Etats-Unis et en France

Les tribunaux américains tentent de trouver un équilibre entre le respect d’une loi applicable à tous et le respect de la croyance religieuse individuelle en favorisant souvent (mais pas toujours) les exceptions à ces lois générales au nom de la liberté religieuse. Certains remettent en cause cette tendance, notamment en ce qui concerne l’éducation à domicile au sein d’une population très nombreuse et très conservatrice des chrétiens évangéliques Blancs et soulignent son impact sur la société. Renforcer la capacité parentale individuelle, motivée par de fortes valeurs religieuses, à instruire les enfants à domicile mine-t-il l’intégration sociale ? Cette emphase sur des valeurs nationalistes chrétiennes érode-t-elle la tradition pluraliste des États-Unis et contribue-t-elle à polariser la société ?

Une question similaire peut être posée au sujet de l’interdiction du foulard en France dans certains espaces publics, y compris à l’école. Une étude récente entreprise par des chercheurs de Stanford University  (8) a montré les effets négatifs de la loi. Plutôt que de renforcer l’intégration des jeunes filles musulmanes, cette loi, selon eux, les a incitées à quitter l’école. Au lieu de renforcer le socle d’une identité française universelle, l’interdiction semble avoir eu pour effet de renforcer le sens de leur identité religieuse et culturelle musulmane, ce qui n’est pas une mauvaise chose en soi mais qui constitue une conséquence inattendue. L’effet non désiré et malheureux, ce fut que les jeunes musulmanes quittèrent l’école en plus grand nombre qu’elles ne l’auraient fait en l’absence de cette interdiction et que cela entraîna des conséquences négatives pour leurs perspectives d’avenir dans la société française.

La loi votée en août, appelée « Loi confortant le respect des principes de la République » (initialement appelée « Loi contre le séparatisme ») a suscité peu d’intérêt aux Etats-Unis. Les principaux médias américains ont parfois critiqué cette loi, la regardant à travers le prisme américain des politiques identitaires et du racisme mais accordant très peu d’intérêt à une quelconque menace envers la liberté religieuse. Les réactions des groupes musulmans américains ont été contrastées mais feutrées. «  Muslims for Progressive Values » ont soutenu la plupart des initiatives du Président Macron dans la nouvelle loi alors que le « Council on American Islamic Relations » (CAIR) a été très critique, allant jusqu’à offrir leur soutien au Collectif contre l’Islamophobie en France (9), un groupe qui fut dissous par le Ministre de l’Intérieur français pour propagande illicite. L’une des décisions les plus controversées du gouvernement français à la suite des attaques terroristes de 2020, fut la fermeture de mosquées considérées comme des foyers d’extrémisme. Il est vrai que les États-Unis n’ont pas eu à lutter contre la menace terroriste intense qui a forcé la France à prendre des mesures draconiennes pour sauvegarder la sécurité nationale, ce qui est la responsabilité la plus fondamentale du gouvernement. Cependant, si les États Unis avaient été contraints de prendre de telles mesures pour contrecarrer les menaces terroristes potentielles sur son sol, il est permis de penser que la fermeture des mosquées américaines se serait heurtée à des attaques en justice contestant leur légalité d’un point de vue constitutionnel.

La réaction au confinement lié au Covid laisse supposer que les impératifs de santé publique peuvent être modulés quand ils touchent à la pratique religieuse. Il est intéressant de noter que, malgré la place différente de la religion dans leurs systèmes politiques, les tribunaux français et américains ont réagi de façon similaire aux plaignants qui ont demandé une exception pour les services religieux et ont autorisé l’ouverture des églises pendant le confinement (certes avec certaines restrictions). Cependant, le mandat légal concernant la vaccination met en lumière une différence. La France et les États-Unis ont exigé que les employés de certains secteurs clés de l’économie soient vaccinés contre le Covid. Les États-Unis ont offert la possibilité d’une exemption de la vaccination pour raisons religieuses, la France ne l’a pas fait.

Les Américains se louent de leur société pluraliste, une société qui a eu à absorber des vagues de migrants de différentes origines nationales et de différentes religions. Ils prétendent avoir la formule magique permettant aux groupes de garder leurs identités ethniques et religieuses dans un grand « melting pot », qui finalement leur a permis une certaine américanisation tout en sauvegardant leurs affiliations. Ce pluralisme, même s’il est loin d’être parfait, a été efficace au moins partiellement du fait que les nouveaux immigrants n’étaient pas si radicalement différents des groupes qu’ils rejoignaient (essentiellement Blancs, essentiellement chrétiens). Les Etats-Unis n’ont pas eu l’expérience française du colonialisme et n’ont pas eu à intégrer l’arrivée récente de groupes importants qui diffèrent de façon marquée dans leur religion et leur culture. L’expérience française semble faire obstacle à l’intégration, rendue plus difficile encore car elle est imposée par un système éducatif national vertical, à la laïcité marquée.


Conclusion

Le « Bill of Rights » de la Constitution garantit la liberté religieuse et la neutralité des États Unis envers toutes les confessions. En fait, les «  Founding Fathers » avaient plus à cœur de protéger la religion contre toute intrusion de l’État plutôt que l’inverse. Laissée libre, la religion aux États-Unis s’est épanouie et quand la liberté religieuse a pu paraître menacée, des adaptations ont été faites par le gouvernement pour que la liberté religieuse reste intacte. Cette protection de la liberté religieuse est forte mais au regard des libéraux, quelles que soient leurs croyances personnelles, cette protection est souvent trop complaisante. Cette crainte est exacerbée aujourd’hui par une Cour Suprême très interventionniste dans le domaine religieux et par la puissance accrue des « religious purpose groups ». Depuis quelques temps, nous assistons à un essor du nationalisme Blanc chrétien, notamment des croyances extrêmes qui prônent le racisme et l’intolérance sous le couvert de la religion. Le débat concernant la liberté religieuse est tissé de connotations et de ramifications politiques mais le maintien du dialogue et des échanges d’information est essentiel pour garder un bon équilibre entre l’Église et l’État pour les chrétiens, les non-chrétiens, et les personnes sans affiliation religieuse.

Bonita Pinkham

1- Andrew Delbanco, “The Right Wing Christians” in The New York Review of Books, April 3, 2008.
2- Congress shall make no law respecting the establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof.
3- De la démocratie en Amérique, Alexis de Toqueville (1835)
4- Pew Landscape Study (update), “In US, Decline of Christians Continues at a Rapid Rate”, October 17, 2019, www.pewforum.org.
5- Neha Sahgal, “10 Key Findings About Religion in Western Europe”, Pew Research Center, May 29, 2018.
6- Zoë Robinson, “Lobbying in the Shadows: Religious Interest Groups in the Legislative Process”, Emory Law Journal, Vol. 64, Issue 4 (2015).
7- Par exemple, the Religious Freedom Restoration Act (RFRA), PL 102-141 (1993) a été promulgué suite à une décision de la Cour Suprême ( Employment Division v. Smith, 494 U.S. 872 (1990).
8- Aala Abdelgadir and Vasiliki Fouka, “Political Secularism and Muslim Integration in the West: Assessing the Effects of the French Headscarf Ban”, American Political Science Review, Vol. 114, Issue 3, August 2020.
9- CAIR Offers DC Office Space to French Civil Rights Group Closed in Islamophobic Crackdown”, December 4, 2020, https://www.prnewswire.com

Retour au dossier "Séparatisme" / Retour page d'accueil